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Cela fit rire bruyamment. On commençait à chanter et le père Saulier lança le refrain du Collecteur-picoreur que le sergent voulut bien écouter avec un sourire bonhomme. Mais ce serait vite le tour de refrains moins innocents auxquels toutes noces autorisent, et Armand de Sancé, de plus en plus inquiet des manières de sa fille qui buvait rasade sur rasade, décida de se retirer.

Il dit à Angélique de le suivre pour prendre congé et qu'ils allaient regagner tous deux le château. Raymond et les derniers enfants accompagnés de la nourrice étaient depuis longtemps rentrés. Seul le fils aîné Josselin s'attardait, un bras passé autour de la taille d'une des plus accortes filles du pays. Le baron se garda de le rappeler à l'ordre. Il était content de voir que le maigre et pâle collégien retrouvait dans les bras de dame Nature des couleurs et des idées plus saines. À son âge il y avait longtemps que lui-même avait déjà culbuté dans le foin une solide bergère du hameau voisin. Qui sait ? Peut-être cela le retiendrait-il au pays ? Persuadé qu'Angélique le suivait, le châtelain commença à distribuer des adieux à la ronde.

Mais sa fille avait d'autres projets. Depuis plusieurs heures, elle cherchait le moyen de pouvoir assister à la cérémonie du chaudaut lorsque le soleil se lèverait. Aussi, profitant d'une bousculade, se glissa-t-elle hors de la foule. Puis, prenant ses sabots à la main, elle se mit à courir vers l'extrémité du village dont toutes les habitations étaient désertées, même par les grand-mères. Elle avisa l'échelle d'une grange, y grimpa prestement, retrouva le foin doux et odorant.

Le vin et la fatigue de la danse la faisaient bâiller.

« Je vais dormir, pensa-t-elle. Quand je me réveillerai, ce sera l'heure et j'assisterai au chaudaut. »

Ses paupières se fermaient et elle tomba dans un profond sommeil.

*****

Elle s'éveilla avec une impression agréable de bien-être et de plaisir. L'ombre de la grange était toujours dense et chaude. C'était encore la nuit et l'on entendait au loin les cris des paysans en fête.

Angélique ne comprenait pas très bien ce qui lui arrivait. Son corps était envahi d'une grande douceur et elle avait envie de s'étirer et de gémir. Elle sentit tout à coup une main qui lentement passait sur sa poitrine, puis descendait le long de son corps, effleurait ses jambes. Un souffle court et chaud lui brûlait la joue. Les doigts tendus rencontrèrent une étoffe raide.

– C'est toi, Valentin ? chuchota-t-elle.

Il ne répondit pas, mais s'approcha encore.

Les fumées du vin et le délicat vertige de l'ombre embrumaient la pensée d'Angélique. Elle n'avait pas peur. Elle le reconnaissait, Valentin, à son souffle lourd, à son odeur, à ses mains même, souvent coupées par les roseaux et les herbes des marais et dont la rugosité sur sa peau la faisait frissonner.

– Tu ne crains plus d'abîmer ton bel habit ? murmura-t-elle avec une naïveté qui n'était pas exempte d'une inconsciente rouerie.

Il grogna et son front vint se blottir contre le cou gracile de la fillette.

– Tu sens bon, soupira-t-il, tu sens bon comme la fleur d'angélique. Il essaya de l'embrasser, mais elle n'aima pas sa bouche humide qui la cherchait et le repoussa. Il la saisit plus violemment, pesa sur elle. Cette brutalité soudaine en réveillant tout à fait Angélique lui rendit sa conscience. Elle se débattit, essaya de se redresser. Mais le garçon la ceinturait, haletant. Alors, furieuse, elle le frappa en plein visage de ses poings fermés, en criant :

– Laisse-moi, manant, laisse-moi !

Il la lâcha enfin et elle se laissa glisser de la meule de foin, puis descendit l'échelle de la grange. Elle était en colère et avait de la peine sans savoir pourquoi... Au-dehors des cris et des lumières emplissaient la nuit et se rapprochaient.

« La farandole ! »

Se tenant par la main les filles et les gars passèrent près d'elle ; Angélique fut entraînée dans le flot. La farandole enfilait les ruelles, sautait les barrières, dévalait les champs dans la demi-lueur du petit jour. Tous, ivres de vin et de cidre, trébuchaient sans cesse, et c'étaient des éboulements et des rires. On revint vers la place ; les tables et les bancs étaient renversés ; la farandole les franchit. Les torches s'éteignaient.

– Le chaudaut ! Le chaudaut ! réclamaient maintenant les voix. (On frappait à la porte du syndic qui était parti se coucher.)

– Réveille-toi, bourgeois ! Nous allons réconforter les mariés !...

Angélique, qui avait réussi, les bras rompus, à se dégager de la chaîne, vit venir alors un curieux cortège.

En tête marchaient deux personnages cocasses vêtus d'oripeaux et de grelots à la façon des anciens « fous » de roi. Puis, deux jeunes gens portant sur les épaules un bâton auquel était passée l'anse d'un énorme chaudron. Des compagnons les entouraient portant des pichets de vin et des verres. Tous les gens du village qui avaient encore le courage de se tenir debout, suivaient, et c'était déjà une troupe fort nombreuse.

On pénétra sans plus de manières dans la chaumière des jeunes mariés. Angélique les trouva gentils, couchés côte à côte dans leur grand lit. La jeune femme était toute rouge. Cependant ils burent sans rechigner le vin chaud mélangé d'épices qu'on leur servait. Mais un des assistants plus ivre que les autres voulut enlever le drap qui les recouvrait pudiquement. Le mari lui envoya un coup de poing. Une bagarre s'ensuivit au cours de laquelle on entendit les cris de la pauvre jeune femme cramponnée à ses couvertures. Bousculée par ces corps en fureur, suffoquée par ces odeurs paysannes de vin et de chairs mal lavées, Angélique faillit être jetée à terre et piétinée. Ce fut Nicolas qui la dégagea et l'aida à sortir.

– Ouf ! soupira-t-elle, lorsqu'elle fut enfin à l'air libre. Ça n'est pas drôle, votre histoire de chaudaut. Dis, Nicolas, pourquoi est-ce qu'on leur porte du vin chaud à boire aux mariés ?

– Dame ! faut bien les réconforter après leur nuit de noces.

– C'est si fatigant que ça ?

– À ce qu'on dit...

Il se mit à rire brusquement. Ses yeux étaient luisants, les boucles de ses cheveux noirs tombaient sur son front brun. Elle vit qu'il était aussi ivre que les autres. Soudain il lui tendit les bras et se rapprocha d'elle en titubant.

– Angélique, t'es mignonne, tu sais, quand tu parles comme ça... T'es si mignonne, Angélique.

Il lui mettait les bras autour du cou. Elle se dégagea sans un mot et s'en alla. Le soleil se levait sur la place du village dévastée. Décidément la fête était finie. Angélique marchait sur le chemin du château d'un pas mal assuré en méditant avec amertume.

Ainsi, après Valentin, Nicolas lui-même s'était permis d'étranges manières. Elle venait de les perdre tous les deux à la fois. Il lui semblait que son enfance était morte, et à l'idée qu'elle ne retournerait plus dans les marais ou au bois avec ses compagnons habituels, elle avait envie de pleurer.

C'est ainsi que le baron de Sancé et le vieux Guillaume, qui partaient à sa recherche, la rencontrèrent venant vers eux d'une démarche incertaine, la robe déchirée et les cheveux pleins de foin.

– Mein Gott ! s'écria Guillaume en s'arrêtant consterné.

– D'où venez-vous, Angélique ? dit sévèrement le châtelain.

Mais voyant qu'elle était incapable de répondre, le vieux soldat l'enleva dans ses bras et l'emmena vers la demeure.

Soucieux, Armand de Sancé se dit qu'il faudrait trouver absolument le moyen d'envoyer d'ici peu sa seconde fille au couvent.

Chapitre 6

Un jour d'hiver qu'Angélique regardait à la fenêtre la pluie tomber, elle aperçut avec stupeur de nombreux cavaliers et des calèches cahotantes s'engager dans le bourbier du chemin qui menait au pont-levis. Des laquais en livrée à parements jaunes précédaient les voitures et un chariot qui semblait rempli de bagages, de femmes de chambre et de valets.