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Déjà les postillons sautaient du haut de leurs sièges pour guider l'attelage à travers l'entrée étroite. Des laquais postés à l'arrière du premier carrosse descendirent et ouvrirent les portières dont les parois vernies portaient des armoiries rouge et or. Angélique vola à travers l'escalier de la tour et parvint sur le perron pour voir trébucher dans le fumier de la cour un magnifique seigneur dont le feutre emplumé alla à terre ; un coup de canne violent sur le dos d'un laquais et une bordée d'injures accompagnèrent cet incident.

Sautant de pavé en pavé, sur la pointe de ses souliers élégants, le seigneur parvint enfin à l'abri de la salle d'entrée où Angélique et quelques-uns de ses petits frères et sœurs le regardaient.

Un adolescent d'environ quinze ans, vêtu avec la même recherche, le suivait.

– Par saint Denis, où est mon cousin ? s'exclama l'arrivant en jetant un coup d'œil outré autour de lui.

Il aperçut Angélique et s'écria :

– Par saint Hilaire, voici le portrait de ma cousine de Sancé lorsque je la rencontrai à Poitiers, au temps de son mariage. Souffrez que je vous embrasse, petite, comme le vieil oncle que je suis.

Il l'enleva dans ses bras et l'embrassa cordialement. Reposée à terre, Angélique éternua par deux fois tant était violent le parfum dont les vêtements du seigneur étaient imprégnés.

Elle s'essuya le bout du nez avec sa manche, songea dans un éclair que Pulchérie l'en aurait grondée mais n'en rougit point, car elle ne connaissait pas la honte et la confusion.

Aimablement elle fit sa révérence au visiteur en lequel elle venait de reconnaître le marquis du Plessis de Bellière. Puis s'avança pour embrasser le jeune cousin Philippe.

Celui-ci recula d'un pas et jeta un regard horrifié au marquis.

– Mon père, suis-je donc obligé d'embrasser cette... euh... cette jeune personne ?

– Mais oui, blanc-bec, profitez-en au contraire pendant qu'il est temps ! s'écria le noble seigneur en éclatant de rire.

L'adolescent posa précautionneusement ses lèvres sur les joues rondes d'Angélique, puis sortant un mouchoir brodé et parfumé de son pourpoint, il le secoua autour de son visage comme s'il chassait des mouches.

Le baron Armand, crotté jusqu'aux genoux, accourait.

– Monsieur le marquis du Plessis, quelle surprise ! Pourquoi ne pas m'avoir envoyé un courrier pour me prévenir de votre arrivée ?

– À vrai dire, mon cousin, je comptais me rendre directement en ma demeure du Plessis, mais notre voyage n'a pas été sans déboires : nous avons eu un essieu brisé du côté de Neuchaut. Temps perdu. La nuit vient et nous sommes gelés. Passant près de votre gentilhommière, j'ai pensé vous demander l'hospitalité sans plus d'histoires. Nous avons nos lits et nos garde-robes que les valets dresseront dans les chambres que vous leur désignerez. Et nous aurons ainsi le plaisir de converser sans plus attendre. Philippe, saluez votre cousin de Sancé et toute la charmante troupe de ses héritiers.

Ainsi interpellé, le bel adolescent s'avança d'un air résigné et inclina profondément sa tête blonde en un salut qui avait quelque exagération, étant donné l'aspect rustique de celui auquel il s'adressait. Puis il alla baiser docilement les joues rebondies et sales de ses jeunes parents. Après quoi, il sortit de nouveau son mouchoir de dentelle et le respira d'une mine hautaine.

– Mon fils est un cabotin de la cour qui n'a pas l'habitude de la campagne, déclara le marquis. Il n'est bon qu'à gratter de la guitare. Je l'avais attaché comme page au service de M. de Mazarin, mais je crains qu'il n'y apprenne la façon d'aimer à l'italienne. N'a-t-il pas déjà assez l'air d'une jolie fille ?... Vous savez en quoi consiste la façon d'aimer à l'italienne ?

– Non, dit naïvement le baron.

– Je vous raconterai cela un jour, loin de ces oreilles innocentes. Mais l'on meurt de froid dans votre entrée, mon cher. Pourrais-je saluer ma charmante cousine ?...

Le baron dit qu'il supposait que ces dames, à la vue des équipages, s étaient précipitées dans leurs appartements pour s'habiller, mais que son père le vieux baron serait enchanté de le voir.

Angélique nota le coup d'œil méprisant de son jeune cousin au salon délabré et noir. Philippe du Plessis avait des yeux d'un bleu très clair mais aussi froid que de l'acier. Le même regard qui avait effleuré les tapisseries usées, le feu pauvre dans la cheminée et même le vieux grand-père avec sa fraise démodée, se tourna vers la porte, et les sourcils blonds de l'adolescent se levèrent tandis qu'un demi-sourire moqueur se dessinait sur ses lèvres.

Mme de Sancé entrait accompagnée d'Hortense et des deux tantes. Elles avaient, certes, revêtu leurs meilleurs atours, mais ceux-ci devaient paraître ridicules au jeune garçon, car il se mit à pouffer dans son mouchoir.

Angélique, qui ne le quittait pas des yeux, avait une envie terrible de lui sauter au visage toutes griffes dehors. N'était-ce pas lui plutôt qui était ridicule avec toutes ses dentelles, ses rubans en flots sur l'épaule et ses manches fendues depuis l'aisselle jusqu'aux poignets afin de laisser voir le linge fin d'une chemise ? Son père, plus simple, s'inclinait devant ces dames en balayant le carrelage de sa belle plume frisée.

– Ma cousine, excusez ma modeste mise. Je viens au débotté vous demander l'hospitalité d'une nuit. Voici mon chevalier, Philippe. Il a grandi depuis que vous l'avez vu et n'en est pas pour cela plus agréable à vivre. Je vais lui acheter une charge de colonel d'ici peu ; l'armée lui fera du bien. Les pages actuels de la cour n'ont aucune discipline.

La tante Pulchérie, toujours cordiale, proposa :

– Vous prendrez bien quelque chose. De la piquette ou du lait caillé ? Je vois que vous venez de loin.

– Merci. Nous prendrions volontiers un doigt de vin coupé d'eau fraîche.

– Du vin, il n'y en a plus, dit le baron Armand, mais on va envoyer un chambrillon en quérir chez le curé.

Cependant le marquis s'asseyait et, tout en jouant avec sa canne d'ébène nouée d'une rosette de satin, racontait qu'il arrivait droit de Saint-Germain, que les routes étaient des cloaques, qu'il s'excusait encore de sa tenue modeste.

« Que serait-ce s'ils étaient vêtus somptueusement ? » pensa Angélique. Le grand-père, que tant de protestations vestimentaires agaçaient, toucha du bout de sa canne les revers des bottes de son visiteur.

– Si j'en crois les dentelles de vos bas de bottes et votre rabat, l'édit que M. le cardinal lança en 1633 pour interdire toutes franfreluches est bien oublié.

– Peuh ! soupira le marquis, pas assez encore. La régente est pauvre, et austère. Nous sommes quelques-uns à nous ruiner pour maintenir un peu d'originalité à cette cour dévote. M. Mazarin a le goût du faste, mais il porte robe. Il a les doigts chargés de diamants, mais pour quelques bouts de rubans que les princes s'attachent au pourpoint il fulmine comme son prédécesseur M. de Richelieu. Les revers des bottes... oui...

Il croisa ses pieds devant lui et les examina avec autant d'attention que le baron Armand faisait de ses mulets.

– Je crois que cette mode des dentelles aux bottes va cesser brusquement, affirma-t-il. Quelques jeunes seigneurs se sont mis à porter des revers aussi larges que le chapiteau d'une torche, et dont on a tant de peine à fixer la circonférence qu'il faut marcher les jambes écartées. Lorsqu'une mode devient terrible, elle disparaît d'elle-même. N'est-ce pas votre avis, ma chère cousine ? Elle répondit avec une hardiesse et une spontanéité qu'on n'eût pas attendues de cette maigre libellule.