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– Ces gens-là ont l'habitude, dit légèrement le marquis. Mon cher, la guerre est un mal nécessaire, et il est presque hérétique de réclamer une paix que Dieu n'a pas voulue pour nous, pauvres pécheurs. Le tout est d'être parmi ceux qui font la guerre et non parmi ceux qui la subissent... Pour ma part, je choisirai toujours la première formule, à laquelle mon rang me donne droit. L'ennui, dans cette affaire, c'est que ma femme est demeurée à Paris... de l'autre côté, oui, avec le Parlement. Je ne pense pas d'ailleurs qu'elle ait un amant parmi ces graves et doctes magistrats qui manquent de brillant. Mais figurez-vous que les dames adorent comploter et que la Fronde les enchante. Elles se sont groupées autour de la fille de Gaston d'Orléans, frère du roi Louis XIII. Elles portent des écharpes bleues en sautoir et même de petites épées avec des baudriers de dentelles. Tout cela est très joli, mais je ne peux m'empêcher d'être inquiet pour la marquise...

– Elle peut recevoir un mauvais coup, gémit Pulchérie.

– Non. Je la crois exaltée, mais prudente. Mes tourments sont d'un autre ordre et, si coup il y a, je pense que c'est plutôt pour moi qu'il serait mauvais. Vous me comprenez ? Des séparations de ce genre sont funestes à un époux qui n'aime pas les partages. Pour mon compte...

Il s'interrompit en toussant violemment, car le valet d'écurie promu au grade de valet de chambre venait de jeter dans la cheminée, pour ranimer le feu, une énorme botte de paille humide. Dans le flot de fumée qui se dégagea alors on n'entendit pendant quelques instants que des quintes de toux.

– Jarnibleu, mon cousin, s'exclama le marquis lorsqu'il eut retrouvé son souffle, je comprends votre souci de vouloir respirer un peu. Votre ahuri mériterait une volée de bois vert.

Il prenait gaiement la chose, et Angélique le trouvait sympathique malgré sa condescendance. Son bavardage L'avait passionnée. On aurait dit que le vieux château engourdi venait de s'éveiller et d'ouvrir ses lourdes portes sur un autre monde, plein de vie.

Mais, en revanche, le fils se renfrognait de plus en plus. Assis, raide, sur sa chaise, ses boucles blondes bien rangées sur son large col de dentelle, il jetait des regards absolument horrifiés à Josselin et à Gontran qui, se rendant compte de l'effet qu'ils produisaient, accentuaient encore leur tenue débraillée jusqu'à se mettre les doigts dans le nez et à se gratter la tête. Leur manège bouleversait positivement Angélique et lui causait un malaise proche de la nausée. Depuis quelque temps d'ailleurs elle se sentait dolente ; elle souffrait du ventre et Pulchérie lui avait interdit de manger des carottes crues selon son habitude. Mais ce soir, après les nombreuses émotions et distractions qu'avaient apportées les extraordinaires visiteurs, elle avait l'impression d'être sur le point de tomber malade. Aussi ne disait-elle rien et restait-elle fort tranquille sur sa chaise. Chaque fois qu'elle regardait son cousin Philippe du Plessis, quelque chose lui serrait la gorge, et elle ne savait si c'était de détestation ou d'admiration. Jamais elle n'avait vu un garçon aussi beau.

Ses cheveux, dont la frange soyeuse bombait sur son front, étaient d'un or brillant près duquel ses boucles à elle paraissaient brunes. Il avait des traits parfaits. Son costume de fin drap gris, garni de dentelles et de rubans bleus, seyait à son teint blanc et rose. Certes, on l'eût pris pour une fille sans la dureté de son regard, qui n'avait rien du féminin.

À cause de lui, la soirée et le repas furent un supplice pour Angélique. Chaque manquement des valets, chaque incommodité, était soulignée d'un coup d'œil ou d'un sourire moqueur de l'adolescent.

Jean la Cuirasse, qui faisait l'office de majordome, apporta les plats, la serviette sur l'épaule. Le marquis s'esclaffa, disant que cette façon de porter la serviette ne se pratiquait qu'à la table du roi et des princes du sang, qu'il était flatté de l'honneur qu'on lui faisait, mais qu'il se contenterait d'être servi avec plus de simplicité, c'est-à-dire la serviette enroulée autour de l'avant-bras. Plein de bonne volonté, le charretier s'évertua à entortiller le linge crasseux à son bras velu, mais sa gaucherie et ses soupirs ne firent que redoubler l'hilarité du marquis auquel son fils se joignit bientôt.

– Voici un homme que je verrais mieux en dragon qu'en valet de pied, dit le marquis en regardant Jean la Cuirasse. Qu'en penses-tu, mon gars ?

Intimidé, le charretier répondit par un grognement d'ours, qui ne faisait guère honneur à la langue de sa mère. La nappe, qu'on venait de retirer d'un placard humide, fumait à la chaleur des assiettes de potage. Un des serveurs, voulant faire du zèle, ne cessait de moucher les quelques chandelles et les éteignit plusieurs fois.

Enfin, pour comble de disgrâce, le gamin qu'on avait envoyé chercher du vin à la cure revint et raconta, en se grattant la tête, que le curé était parti exorciser des rats dans un hameau voisin, et que sa servante, la Marie-Jeanne, avait refusé de donner le moindre tonnelet.

– Ne vous préoccupez pas de ce détail, ma cousine, intervint très galamment le marquis du Plessis, nous boirons de la piquette de pommes et, si monsieur mon fils ne s'y accoutume pas, il se passera de boire. Mais en revanche veuillez me donner quelques renseignements sur ce que je viens d'entendre. Je comprends assez le patois du pays que j'ai baragouiné en mon temps de nourrice pour avoir compris ce que disait ce jeune croquant. Le curé serait parti exorciser des rats !... Qu'est-ce que c'est que cette histoire ?

– Rien de bien étonnant, mon cousin. Les gens d'un hameau voisin se plaignent en effet depuis quelque temps d'être envahis de rats qui mangent leurs grains de réserve. Le curé a dû aller là-bas porter l'eau bénite et faire les prières d'usage afin que les esprits malins qui habitent ces animaux se retirent et qu'ils cessent d'être nuisibles.

Le seigneur regarda Armand de Sancé avec quelque stupeur, puis, se renversant sur sa chaise, se mit à rire doucement.

– Je n'ai jamais ouï dire une chose aussi plaisante. Il faudra que je l'écrive à Mme de Beau-fort ; ainsi, pour détruire les rats on les asperge d'eau bénite ?...

– En quoi cela est-il risible ? protesta le baron qui commençait à s'impatienter. Tout mal est l'œuvre des esprits mauvais qui se glissent dans l'enveloppe des bêtes pour nuire aux humains. L'année dernière, j'ai eu un de mes champs envahi de chenilles. Je les ai fait exorciser.

– Et elles sont parties ?

– Oui. À peine deux ou trois jours plus tard.

– Quand elles n'avaient plus rien à manger dans le champ.

Mme de Sancé, qui avait pour principe qu'une femme doit se taire humblement, ne put s'empêcher de prendre la parole pour défendre sa foi qu'elle soupçonnait d'être attaquée.

– Je ne vois pas en quoi, mon cousin, des exercices sacrés n'auraient pas d'influence sur des bêtes malfaisantes. Nôtre-Seigneur lui-même n'a-t-il pas fait entrer des démons dans un troupeau de porcs ainsi que le raconte l'Évangile ? Notre curé insiste beaucoup sur ce genre de prières.

– Et combien le payez-vous par exorcisme ?

– Il demande peu, et on le trouve toujours prêt à se déranger et à venir quand on l'appelle.

Cette fois, Angélique surprit le regard de connivence que le marquis du Plessis échangeait avec son fils : ces pauvres gens, semblait-il dire, sont vraiment d'une naïveté grossière.

– Il faudra que je parle à M. Vincent de ces coutumes campagnardes, reprit le marquis. Il en fera une maladie, le pauvre homme, lui qui a fondé un ordre spécialement chargé d'évangéliser le clergé rural. Ces missionnaires sont sous le patronage de saint Lazare. On les appelle les lazaristes. Ils vont trois par trois dans les campagnes prêcher, et apprendre aux curés de nos villages à ne pas commencer la messe par le Pater et à ne pas coucher avec leur servante. C'est une œuvre assez inattendue, mais M. Vincent est partisan de la réforme de l'Église par l'Église.