– Que voilà un mot que je n'aime pas ! s'exclama le vieux baron. Réforme, toujours réforme ! Vos paroles ont une résonance huguenote, mon cousin. D'ici à ce que vous trahissiez le roi, je crains qu'il n'y ait qu'un pas. Quant à votre M. Vincent, tout ecclésiastique qu'il est, d'après ce que j'ai compris et entendu dire de lui, ses façons ont quelque chose d'hérétique dont Rome devrait bien se méfier.
– N'empêche que S. M. le roi Louis XIII, au moment de mourir, l'a voulu mettre à la tête du Conseil de Conscience.
– Qu'est-ce que c'est encore que cela ?
D'un doigt léger, M. du Plessis fit bouffer ses manches de lingerie.
– Comment vous l'expliquer ? C'est une chose énorme. La conscience du royaume !
M. Vincent de Paul est la conscience du royaume, c'est tout. Il voit la reine presque tous les jours, est reçu par tous les princes. Avec cela, l'homme le plus simple et le plus riant qui soit. Son idée est que la misère est guérissable et que les grands de ce monde doivent l'aider à la réduire.
– Utopie ! coupa tante Jeanne avec hargne. La misère est, comme vous le disiez tout à l'heure pour la guerre, un mal que Dieu a voulu en punition du péché originel. S'élever contre son obligation équivaut à une révolte contre la discipline divine !
– M. Vincent vous répondrait, ma chère demoiselle, que c'est « vous » qui êtes responsable des maux qui nous entourent. Et il vous enverrait sans plus de discours porter des remèdes et des aliments aux plus pauvres de vos laboureurs en vous faisant remarquer que si vous les trouvez, selon son expression, par « trop grossiers et terrestres », vous n'avez qu'à retourner l'envers de la médaille pour y voir le visage du Christ souffrant. Ainsi ce diable d'homme a trouvé le moyen d'enrôler presque tous les hauts personnages du royaume dans ses phalanges charitables. Tel que vous me voyez, ajouta le marquis d'un air piteux, lorsque j'étais à Paris, il m'arrivait d'aller deux fois la semaine à l'Hôtel-Dieu verser et servir la soupe des malades.
– Vous n'aurez jamais fini de me stupéfier, s'écria le vieux baron avec agitation. Décidément, les nobles de votre espèce ne savent plus qu'inventer pour déshonorer leur blason. Je dois constater que le monde ne tourne plus qu'à l'envers : on crée des prêtres pour évangéliser les prêtres, et il faut que ce soit un dévergondé comme vous, presque un libertin, qui veniez faire la morale à une famille honnête et saine comme la nôtre. Je n'y puis plus tenir !
Hors de lui, le vieillard se leva et, comme le repas était fini, tout le monde l'imita. Angélique, qui n'avait rien pu manger, se glissa hors de la pièce. Inexplicablement, elle avait froid et était agitée de frissons. Tout ce qu'elle venait d'entendre tourbillonnait dans sa tête : le roi dans la paille, le Parlement en révolte, les grands seigneurs versant la soupe, Paris, un monde plein de vie et d'attirance. À côté de toute cette agitation et de cette fougue, il lui semblait qu'elle-même, Angélique, était comme morte, vivait enfermée dans un caveau.
Tout à coup elle se renfonça dans une encoignure du couloir. Son cousin Philippe passa près d'elle sans la voir. Elle l'entendit monter à l'étage et interpeller ses domestiques qui, à la lueur de quelques bougeoirs, installaient les chambres de leurs maîtres. La voix de fausset de l'adolescent s'élevait avec colère.
– C'est inouï qu'aucun de vous n'ait pensé à se munir de chandelles à la dernière étape. Vous auriez pu vous douter que dans ces coins perdus les soi-disant nobles ne valent pas mieux que leurs croquants. A-t-on au moins fait chauffer de l'eau pour mon bain ?
L'homme répondit quelque chose qu'Angélique n'entendit pas. Philippe reprit d'un ton résigné :
– Tant pis. Je me laverai dans un baquet ! Heureusement mon père m'a dit que le château du Plessis possède deux salles d'eau florentines. Il me tarde d'y être. J'ai l'impression que l'odeur de cette tribu de Sancé ne pourra jamais me sortir du nez.
« Cette fois, pensa Angélique, il me le paiera... »
Elle le vit redescendre à la lueur de la lanterne posée sur la console de l'antichambre. Quand il fut tout proche, elle sortit de l'ombre de l'escalier tournant.
– Comment osez-vous parler de nous avec cette insolence à des laquais ? interrogea-t-elle d'une voix nette qui résonna sous les voûtes. Vous n'avez donc aucun sens de la dignité de la noblesse ? Cela vient sans doute de ce que vous descendez d'un bâtard de roi. Tandis que nous, notre sang est pur.
– Aussi pur que votre peau est sale, rétorqua le jeune homme d'un ton glacé.
D'un bond inattendu, Angélique lui sauta au visage toutes griffes dehors. Mais le garçon, avec une force déjà virile, lui saisit les poignets et la rejeta violemment contre la muraille. Puis il s'éloigna sans hâter le pas.
Étourdie, Angélique sentait son cœur battre précipitamment. Un sentiment inconnu et qui était fait de honte et de désespoir l'étouffait.
« Je le hais, pensait-elle, un jour je me vengerai. Il faudra qu'il s'incline, qu'il me demande pardon. »
Mais pour l'instant elle n'était qu'une misérable fillette dans l'ombre d'un vieux château humide.
Une porte grinça et Angélique discerna la silhouette massive du vieux Guillaume qui entrait portant deux seaux d'eau fumante pour le bain du jeune seigneur. Quand il l'aperçut, il s'arrêta.
– Qui est là ?
– C'est moi, répondit Angélique en allemand.
Quand elle était seule avec le vieux soldat, elle parlait toujours cette langue qu'il lui avait apprise.
– Que faites-vous là ? reprit Guillaume dans le même dialecte. Il fait froid. Allez donc dans les salles écouter les histoires de votre oncle le marquis. Voilà de quoi vous égayer pour l'année.
– Je déteste ces gens ! dit sombrement Angélique. Ils sont impertinents et trop différents de nous. Ils détruisent tout ce qu'ils touchent et nous laissent ensuite seuls et les mains vides, tandis qu'ils partent retrouver leurs beaux châteaux pleins d'objets magnifiques.
– Qu'y a-t-il ma fille ? demanda lentement le vieux Lützen. Votre esprit ne pourrait-il s'élever au-dessus de quelques moqueries ?
Le malaise d'Angélique s'accentuait. Une sueur froide lui mouillait les tempes.
– Guillaume, toi qui n'as jamais été dans aucune cour de princes, dis-moi : quand on rencontre à la fois un méchant et un lâche, que doit-on faire ?
– Bizarre question pour une enfant ! Puisque vous me la posez, je vous dirai qu'on doit tuer le méchant et laisser le lâche s'enfuir.
Il ajouta après un petit moment de réflexion, en reprenant ses seaux :
– Mais votre cousin Philippe n'est ni méchant ni lâche. Un peu jeune, c'est tout...
– Alors toi aussi tu le défends ! cria Angélique d'une voix aiguë, toi aussi. Parce qu'il est beau... parce qu'il est riche...
Un goût amer lui emplissait la bouche. Elle vacilla, et glissant le long de la muraille, tomba évanouie.
*****
La maladie d'Angélique n'avait rien que de très naturel. Sur ses manifestations qui inquiétaient un peu l'enfant devenue jeune fille, Mme de Sancé l'avait rassurée et avertie qu'il en serait ainsi désormais chaque mois, jusqu'à un âge avancé.
– Est-ce que je m'évanouirai aussi chaque mois ? s'informa Angélique, surprise de n'avoir pas remarqué plus souvent les pâmoisons soi-disant obligatoires des femmes de son entourage.
– Non, ce n'est qu'un accident. Vous allez vous remettre et vous vous habituerez fort bien à votre nouvel état.
– N'empêche ! C'est long jusqu'à un âge avancé ! soupira la fillette. Et, lorsque je serai vieille, il ne sera plus temps de recommencer à grimper aux arbres.
– Vous pouvez fort bien continuer à grimper aux arbres, dit Mme de Sancé qui montrait beaucoup de délicatesse dans l'éducation de ses enfants et semblait comprendre les regrets d'Angélique. Mais, comme vous le discernez vous-même, ce serait en effet l'occasion de cesser des manières qui ne conviennent pas à votre âge et à votre qualité de jeune fille noble.