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– Comme tout le monde, comme tout le monde, ma bonne. C'est la vie du soldat. C'est la guerre. Mais ces petites filles que nous voyons là, leur vie est faite de jeux et d'histoires riantes.

– Jusqu'au jour où les soldats et les brigands passeront comme nuées de sauterelles sur le pays. Alors la vie des petites filles devient la vie du soldat, de la guerre, de la misère et de la peur...

Amène, la nourrice ouvrait un grand pot de grès plein de pâté de lièvre et beurrait des tartines qu'elle distribuait à la ronde sans oublier le vieux Guillaume.

– Moi qui vous parle..., moi, Fantine Lozier, écoutez, mes enfants. Hortense, Angélique et Madelon, qui avaient profité de la discussion pour sécher leurs écuelles, levèrent le nez de nouveau, et Gontran, leur frère de dix ans, quitta le coin noir où il boudait et se rapprocha. C'était maintenant l'heure de la guerre et des pillages, des soudards et des brigands, les uns et les autres confondus dans le même éclat rouge d'incendie, de bruits d'épées, et de cris de femmes...

– Guillaume Lützen, vous connaissez mon fils qui est charretier de notre maître le baron de Sancé de Monteloup dans ce château ici même ?

– Je le connais, c'est un fort beau garçon.

– Eh bien, tout ce que je puis vous dire de son père, c'est qu'il faisait partie des armées de M. le cardinal de Richelieu lorsque celui-ci se rendit à La Rochelle pour exterminer les protestants. Moi, je n'étais pas huguenote et j'avais toujours prié la Vierge pour demeurer sage jusqu'au mariage. Mais, lorsque les troupes de notre roi très chrétien Louis XIII furent passées sur le pays, le moins qu'on puisse dire c'est que je n'étais plus pucelle. Et j'ai appelé mon fils Jean la Cuirasse en souvenir de tous ces diables dont l'un d'eux est le père et dont les cuirasses pleines de clous m'ont déchiré la seule chemise que je possédais en ce temps-là.

« Quant aux brigands et aux bandits que la faim a jetés sur les routes tant de fois, je pourrais vous tenir éveillés toute une nuit à vous conter ce qu'ils m'ont fait dans la paille des granges tandis qu'ils rôtissaient les pieds de mon nomme sur l'âtre afin de lui faire avouer où était son magot. Et moi, à l'odeur, je croyais qu'ils étaient en train de faire griller le cochon.

Là-dessus la grande Fantine se mit à rire, puis se versa de la piquette de pommes pour rafraîchir sa langue desséchée d'avoir tant parlé.

*****

Ainsi la vie d'Angélique de Sancé de Monteloup commença sous le signe de l'Ogre, des fantômes et des brigands.

La nourrice avait dans les veines un peu de ce sang maure que les Arabes ont porté, vers le XIe siècle, jusqu'au seuil du Poitou. Angélique avait sucé ce lait de passion et de rêves où se concentrait l'esprit ancien de sa province, terre de marais et de forêts ouverte comme un golfe aux vents tièdes de l'océan.

Elle avait assimilé pêle-mêle un monde de drames et de féerie. Elle en avait pris le goût et une sorte d'immunité contre la peur. Avec pitié, elle regardait la petite Madelon qui tremblait ou son aînée Hortense, fort pincée et qui, cependant, brûlait d'envie de demander à la nourrice ce que les brigands lui avaient fait dans la paille des granges.

Angélique, à huit ans, devinait fort bien ce qui s'était passé dans la grange. Combien de fois n'avait-elle pas conduit la vache au taureau ou la chèvre au bouc ? Et son ami le jeune berger Nicolas lui avait expliqué que pour avoir des petits, les hommes et les femmes font de même. Ainsi la nourrice avait eu Jean la Cuirasse. Mais ce qui troublait Angélique c'était que pour parler de ces choses la nourrice prît tour à tour un ton de langueur et d'extase ou de la plus sincère horreur. Cependant il ne fallait pas chercher à comprendre la nourrice, ses silences, ses colères. Il suffisait qu'elle fût là, vaste et mouvante avec ses bras puissants, la corbeille de ses genoux ouverte sous sa robe de futaine, et qu'elle vous accueillît comme un oiselet pour vous chanter une berceuse ou vous parler de Gilles de Retz.

*****

Plus simple était le vieux Guillaume Lützen qui parlait d'une voix lente à l'accent rocailleux. On le disait Suisse ou Allemand. Voici bientôt quinze ans qu'on l'avait vu venir boitant et marchant pieds nus sur la voie romaine qui va d'Angers vers Saint-Jean-d'Angély. Il était entré au château de Monteloup et avait demandé une écuelle de lait. Il était resté depuis, domestique à tout faire, réparant, bricolant, et le baron de Sancé lui faisait porter des lettres aux amis voisins, le faisait recevoir le sergent des aides quand celui-ci venait réclamer les impôts. Le vieux Guillaume écoutait longuement le sergent, puis lui répondait dans son patois de montagnard suisse ou tyrolien, et l'autre s'en allait découragé.

Était-il venu des champs de bataille du Nord ou de l'Est ? Et par quel hasard ce mercenaire étranger semblait-il descendre de Bretagne lorsqu'on l'avait rencontré ? Tout ce qu'on connaissait de lui c'est qu'il avait été à Lützen sous les ordres du condottiere Wallenstein et qu'il avait eu l'honneur de percer la panse du gros et magnifique roi de Suède Gustave-Adolphe lorsque celui-ci, égaré dans le brouillard, au cours de la bataille, était tombé sur les piquiers autrichiens. Dans le grenier où il habitait, on voyait luire au soleil, entre les toiles d'araignées, sa vieille armure et son casque, dans lequel il buvait encore son vin chaud et mangeait parfois sa soupe. Sa pique immense, trois fois haute comme lui, servait à gauler les noix à la saison.

Mais par-dessus tout, Angélique lui enviait sa petite râpe à tabac, d'écaille et de marqueterie, qu'il appelait sa grivoise selon la coutume des militaires allemands au service de la France qu'on appelait eux-mêmes « grivois ».

*****

Dans la vaste cuisine du château, tout au long de la soirée, des portes s'ouvraient et se fermaient. Portes sur la nuit d'où venaient, dans une Forte odeur de fumier, des valets, des servantes, et le charretier. Jean de la Cuirasse, aussi noir que sa mère. Les chiens aussi se faufilaient, les deux longs lévriers Mars et Marjolaine, les bassets crottés jusqu'aux yeux.

De l'intérieur du château les portes livraient passage à l'accorte Nanette qui s'exerçait au métier de chambrière en espérant qu'elle apprendrait assez de bonnes manières pour quitter ses maîtres pauvres et aller servir chez M. le marquis du Plessis de Bellière, à quelques kilomètres de Monteloup. Allaient et venaient également les deux chambrillons, la tignasse dans les yeux, portant le bois pour la grande salle et l'eau pour les chambres. Puis Mme la baronne apparaissait. Elle avait un doux visage flétri par l'air des champs et par ses nombreuses maternités. Elle portait une robe de serge grise et un capulet de laine noire, car l'atmosphère de la grande salle où elle se tenait entre le grand-père et les vieilles tantes était plus humide que celle de la cuisine.

Elle demandait si la tisane de M. le baron était bientôt prête et si le bébé avait tété sans se faire prier. Elle caressait au passage la joue d'Angélique à demi endormie et dont les longs cheveux d'or bruni s'étalaient sur la table et brillaient à la lueur du feu.

– Voici l'heure d'aller au lit, fillettes. Pulchérie va vous conduire. Et Pulchérie, l'une des vieilles tantes, se présentait, toujours docile. Elle avait voulu assumer le rôle de gouvernante près de ses nièces, n'ayant trouvé ni mari ni couvent pour la recevoir, faute de dot, et parce qu'elle se rendait utile, au lieu de geindre et de piquer de la tapisserie à longueur de journée, on la traitait avec un peu de mépris et moins d'attentions que l'autre tante, la grosse Jeanne.

Pulchérie rassemblait ses nièces. Les nourrices coucheraient les plus jeunes, et Gontran, le garçon sans précepteur, irait quand il le voudrait rejoindre sa paillasse sous les combles.