Ces deux garçons étaient jaloux à s'entretuer des faveurs d'Angélique. Elle était si jolie déjà que les paysans la regardaient comme la vivante incarnation des fées qui habitaient le gros dolmen du Champ sorcier.
Elle avait des idées de grandeur.
– Je suis marquise, déclarait-elle à qui voulait l'entendre.
– Ah ! oui ? Et pourquoi donc ?
– Parce que j'ai épousé un marquis, répondait-elle.
Le « marquis », c'était tour à tour Valentin ou Nicolas, ou l'un des quelques garnements, pas plus méchants que des oiseaux, qu'elle traînait derrière elle à travers prés et bois.
Elle disait encore si drôlement :
– Je suis Angélique, je mène en guerre mes petits anges.
D'où lui vint son surnom : la petite marquise des anges.
*****
Au début de l'été 1648, alors qu'Angélique atteignait onze ans, la nourrice Fantine commença d'attendre les brigands et les armées. Le pays pourtant paraissait paisible, mais la nourrice, qui devinait tant de choses, « sentait » les brigands dans la chaleur de ce lourd été. On la voyait le visage tourné vers le nord, du côté de la route, comme si le vent poussiéreux eût apporté leur odeur. Il lui suffisait de très peu d'indices pour savoir ce qui se passait au loin, non seulement dans le pays, mais encore dans la province et jusqu'à Paris.
Après avoir acheté, au colporteur auvergnat, un peu de cire et quelques rubans, elle était capable d'informer M. le baron des nouvelles les plus importantes concernant la marche du royaume de France.
Un nouvel impôt allait être levé, une bataille était en cours dans les Flandres, la reine mère ne savait plus quoi inventer pour trouver de l'argent et contenter les princes avides. Elle-même, la souveraine, n'était pas à l'aise, et le roi aux boucles blondes portait des chausses trop courtes, ainsi que son jeune frère qu'on appelait le Petit Monsieur, puisque son oncle, Monsieur, frère du roi Louis XIII, vivait encore. Cependant, M. le cardinal Mazarin entasse bibelots et tableaux d'Italie. La reine l'aime. Le Parlement de Paris n'est pas content. Il écoute le cri du pauvre peuple des campagnes ruiné par les guerres et les impôts. À pleines carrossées et en beaux costumes fourrés d'hermine, ces messieurs du Parlement se transportent au palais du Louvre où vit le petit roi accroché d'une main à la robe noire de sa mère, l'Espagnole, et de l'autre à la robe rouge du cardinal Mazarin, l'Italien. À ces grands qui ne rêvent que puissance et richesses, ils démontrent que le peuple ne peut plus payer, que les bourgeois ne peuvent plus commercer, qu'on est las d'être taxé pour le moindre bien. Bientôt ne devra-t-on pas payer pour l'écuelle dans laquelle on mange ? La reine mère n'est pas contente. M. Mazarin non plus. Alors les grands seigneurs transportent le petit roi sur son lit de justice. D'une voix bien timbrée quoiqu'un peu hésitante sur la leçon apprise, il répond à tous ces graves personnages qu'il faut de l'argent pour les armées, pour la paix que l'on va signer bientôt. Le roi a parlé. Le Parlement s'incline. Un nouvel impôt va naître. Les intendants des provinces vont lancer leurs sergents. Les sergents vont menacer. Les bonnes gens vont supplier, pleurer, saisir leurs faux pour tuer les commis et les collecteurs, s'en aller sur les routes se joindre aux soldats débandés, les bandits vont venir...
À entendre la nourrice, on ne pouvait croire que ce seul abruti de colporteur eût pu lui conter tant de choses. On la taxait d'imagination alors que c'était divination. Un mot, une ombre, le passage d'un mendiant trop hardi, d'un marchand inquiet, la mettaient sur le chemin de la vérité. Elle flairait les bandits dans la chaleur orageuse de ce bel été 1648 et, comme elle, Angélique les attendait...
Chapitre 2
Ce soir-là, Angélique avait décidé d'aller pêcher l'écrevisse avec le berger Nicolas..
Sans prévenir, elle avait galopé vers la chaumière des Merlot, les parents de Nicolas. Le. hameau de trois ou quatre masures qu'ils habitaient était situé en lisière de la grande forêt de Nieul. Les terres qu'ils cultivaient appartenaient cependant au baron de Sancé.
En reconnaissant la fille du maître, la paysanne souleva le couvercle du chaudron sur le feu et jeta dans la soupe un morceau de lard pour en corser le goût. Angélique posa sur la table une volaille qu'elle avait étranglée tout à l'heure dans la basse-cour du château. Ce n'était pas la première fois qu'elle s'invitait ainsi chez les paysans et elle ne manquait jamais d'apporter un petit présent, les châtelains étant presque les seuls à posséder dans le pays pigeonnier et poulailler, par droit seigneurial.
L'homme assis près de l'âtre mangeait du pain noir. Francine, l'aînée des enfants, vint embrasser Angélique. Elle avait deux ans de plus qu'elle mais, depuis longtemps chargée de petits frères et de travaux des champs, elle ne courait plus l'écrevisse et le champignon comme son vagabond de frère Nicolas. Elle était douce, polie, avec de belles joues rosés et fraîches, et Mme de Sancé souhaitait la prendre pour chambrière en remplacement de Nanette qui la déconcertait par son insolence. Lorsqu'on eut mangé, Nicolas entraîna Angélique.
– Viens par l'étable, nous allons prendre la lanterne.
Ils sortirent. La nuit était très noire, car l'orage couvait encore. Angélique se souvint plus tard qu'elle avait tourné son visage en direction de la route romaine qui passait à une demi-lieue de là et qu'il lui avait semblé entendre une vague rumeur. Dans le bois il faisait plus sombre encore.
– N'aie pas peur des loups, dit Nicolas. L'été, ils ne viennent pas jusqu'ici.
– Je n'ai pas peur.
Ils arrivèrent bientôt jusqu'au ruisseau et installèrent les paniers, garnis d'un morceau de lard, au fond de l'eau. Ils les relevaient de temps à autre ruisselants et chargés en grappe d'écrevisses bleues que la lumière avait attirées. On les jetait dans une hotte apportée à cette intention. Angélique ne pensait pas le moins du monde que les gardes du château de Plessis auraient pu les surprendre et que cela aurait fait scandale de découvrir l'une des filles du baron de Sancé en train de braconner à la lanterne avec un jeune croquant.
Tout à coup, elle se redressa et Nicolas fit de même.
– Tu n'as rien entendu ?
– Si, on a crié.
Les deux enfants restèrent sans bouger un instant, puis retournèrent à leurs paniers. Mais ils étaient préoccupés et bientôt s'arrêtèrent encore.
– Cette fois, j'entends bien. On crie là-bas.
– C'est du côté du hameau.
Rapidement Nicolas ramassa les instruments de pêche et mit la hotte sur son dos. Angélique prit la lanterne. Ils revinrent, marchant sans bruit, par un petit sentier de mousse. Comme ils approchaient de la lisière du bois, ils s'immobilisèrent brusquement. Une lueur rosé pénétrait sous les arbres et illuminait les troncs.
– Ce... ce n'est pas le jour ? murmura Angélique.