– Il va chanter.
D'autres répétèrent :
– La Voix d'or ! La Voix d'or du royaume...
Chapitre 4
À ce moment, une main se posa discrètement sur le bras nu d'Angélique.
– Madame, chuchotait la servante Margot, c'est le moment de vous éclipser. M. le comte m'a chargée de vous conduire au pavillon de la Garonne, où vous devez passer la nuit.
– Mais je ne veux pas partir ! protesta Angélique. Je veux écouter ce chanteur dont on dit grand bien. Je ne l'ai pas encore aperçu.
– Il chantera pour vous, madame, il chantera pour vous dans le privé, le comte s'y est engagé, affirma la grande femme. Mais la chaise vous attend.
Tout en parlant, elle avait jeté sur les épaules de sa maîtresse une mante à capuchon et lui tendait un masque de velours noir.
– Mettez cela sur votre visage, chuchota-t-elle. Ainsi l'on ne vous reconnaîtra pas. Sinon les jeunes gens du charivari seront capables de courir jusqu'au pavillon et de troubler votre nuit de noces par le tintamarre de leurs casseroles.
Et la servante pouffa dans sa main.
– C'est toujours ainsi à Toulouse, reprit-elle. Les jeunes mariés qui ne peuvent s'enfuir comme des voleurs, doivent se racheter à grands coups d'écus ou subir le charivari de ces démons. C'est en vain que monseigneur et la police essaient de supprimer cet usage... Aussi le mieux à faire est de quitter la ville.
Elle poussa Angélique à l'intérieur d'une chaise que deux solides valets enlevèrent aussitôt sur leurs épaules. Quelques cavaliers sortant de l'ombre formèrent escorte. Après avoir suivi le dédale des ruelles, le petit groupe atteignit la campagne. Le pavillon était une habitation modeste entourée de jardins qui descendaient jusqu'au fleuve. En mettant pied à terre, Angélique fut surprise du silence, que troublait seul le crissement des grillons.
Marguerite, qui était montée en croupe d'un des cavaliers, glissa à terre et introduisit la jeune mariée à l'intérieur de la maison déserte. L'œil brillant, un sourire aux lèvres, la servante jouissait apparemment de tous ces mystères d'amoureux.
Angélique se trouva dans une chambre carrelée de mosaïque. Une veilleuse brûlait près de l'alcôve, mais sa lumière était inutile, car la clarté de la lune plongeait si avant dans la pièce qu'elle donnait un éclat neigeux aux draps de dentelles du grand lit.
Marguerite jeta un dernier coup d'œil critique à la jeune femme, puis chercha dans son sac quelque flacon d'eau des anges pour lui purifier la peau.
– Laissez-moi, protesta Angélique avec impatience.
– Madame, votre époux va venir, il faut...
– Il ne faut rien. Laissez-moi.
– Bien, madame.
La servante fit une révérence.
– Je souhaite une douce nuit à madame.
– Laissez-moi ! cria une troisième fois Angélique avec colère. Elle resta seule, furieuse de n'avoir pas su contenir son dépit devant une domestique. Mais celle-ci lui était antipathique. Ses manières assurées et habiles l'intimidaient, et elle redoutait la moquerie de ses yeux noirs.
Elle demeura immobile un long moment, jusqu'à ce que le calme trop grand de la chambre lui fût devenu insupportable.
La peur que l'agitation et les conversations avaient endormie s'éveillait de nouveau. Elle serra les dents.
« Je n'ai pas peur, se dit-elle presque à voix haute, je sais ce que je dois faire. Je mourrai, mais il ne me touchera pas ! »
Elle s'avança vers la porte-fenêtre qui s'ouvrait sur la terrasse. Angélique n'avait vu qu'au Plessis ces balcons élégants que l'architecture de la Renaissance avait mis à la mode.
Un lit de repos, tendu de velours vert, invitait à s'asseoir et à contempler le paysage plein de majesté. De cet endroit, on ne voyait plus Toulouse, que dérobait un tournant du fleuve. Il n'y avait que les jardins et l'eau brillante, et plus loin encore des champs de maïs et de vignes.
Angélique s'assit au bord du divan et laissa aller son front contre la balustrade. Sa coiffure compliquée d'épingles à diamants et de perles la faisait souffrir. Elle entreprit de la libérer, non sans peine.
« Pourquoi cette grande sotte ne m'a-t-elle pas décoiffée et dévêtue ? pensa-t-elle. S'imagine-t-elle que mon mari s'en chargera ? »
Elle eut pour elle-même un petit rire railleur et triste.
« Mère Sainte-Anne ne manquerait pas de me faire un petit discours sur la docilité que l'on doit montrer envers tous les désirs de son mari. Et quand elle disait ce tous, ses yeux roulaient comme des billes et nous pouffions de rire, sachant bien à quoi elle pensait. Mais je n'ai pas le goût de la docilité. Molines a raison lorsqu'il dit que je ne m'incline pas devant une chose que je ne comprends pas. J'ai obéi pour sauver Monteloup. Que peut-on me demander encore ? La mine d'Argentières est au comte de Peyrac. Lui et Molines pourront continuer leur trafic. Et mon père pourra continuer à faire des mulets pour porter l'or espagnol... Si je mourais en me jetant du haut de ce balcon rien ne serait changé. Chacun a eu ce qu'il voulait... »
Elle avait enfin réussi à dénouer ses cheveux. Ils s'épandirent sur ses épaules nues et elle les secoua avec le mouvement de tête un peu sauvage de son enfance. Alors elle crut entendre un léger bruit. Se retournant, elle retint un cri d'effroi. Appuyé au chambranle de la porte-fenêtre, le boiteux la regardait.
*****
Il ne portait plus son habit rouge, mais était vêtu d'un haut-de-chausses et d'un pourpoint de velours noir très court qui laissait libres la taille et les manches d'une fine chemise de linon.
Il s'avança de son pas inégal et salua profondément.
– Me permettez-vous de m'asseoir à votre côté, madame ?
Elle inclina la tête en silence. Il s'assit, posa son coude sur l'appui de pierre et regarda devant lui avec nonchalance.
– Il y a plusieurs siècles, dit-il, sous ces mêmes étoiles, dames et troubadours montaient sur les chemins de ronde des châteaux, et là avaient lieu les cours d'amour. Avez-vous entendu parler des troubadours du Languedoc, madame ?
Angélique n'avait pas prévu ce genre de conversation. Elle était toute crispée dans une tension de défense et elle balbutia avec quelque peine :
– Oui, je crois... On appelait ainsi des poètes du Moyen Age.
– Les poètes de l'amour. Langue d'oc ! Langue douce ! si différente du rude parler du Nord, la langue d'oil. En Aquitaine, on apprenait l'art d'aimer, car, ainsi que l'a dit Ovide, bien avant les troubadours eux-mêmes, « l'amour est un art qui peut s'enseigner et dans lequel on peut se perfectionner en étudiant ses lois ». Vous êtes-vous déjà intéressée à cet art, madame ?
Elle ne savait que répondre ; elle était trop fine pour ne pas sentir la légère ironie de la voix. Telle que la question se trouvait posée, un oui ou un non eussent été pareillement ridicules. Elle n'était pas accoutumée au badinage. Étourdie par trop d'événements, son esprit de repartie l'avait abandonnée. Elle ne sut que détourner la tête, regarder machinalement du côté de la plaine endormie. Elle se rendait compte que l'homme s'était approché d'elle, mais ne bougeait pas.