– J'avoue que vous me confondez. Mais votre exemple est-il bien choisi ? Dans cette expérience de tir au pistolet il entre peut-être un élément nouveau ?... Comment l'appeler : la violence, la force...
– C'est l'élément de vitesse tout simplement. Mais il n'est pas spécifique au tir. Chaque fois qu'un corps se déplace, cet élément entre en jeu. Ce que Descartes appelle la quantité de mouvement, c'est la loi de la vitesse et non une addition arithmétique des choses.
– Et si la loi de Descartes n'est pas bonne, laquelle voyez-vous d'autre ?
– Celle de Copernic lorsqu'il parle de l'attraction réciproque des corps entre eux, de cette propriété invisible, pareille à celle de l'aimant, qu'on ne peut mesurer, mais qu'on ne peut nier aussi.
Bernalli, un poing sur les lèvres, se recueillait.
– J'ai déjà pensé un peu à tout cela, et j'en ai discuté avec Descartes lui-même, lorsque je l'ai rencontré à La Haye, avant qu'il parte en Suède où il devait, hélas, mourir. Savez-vous ce qu'il m'a répondu : il m'a déclaré que cette loi de l'attraction devait être écartée parce qu'il y avait en elle « quelque chose d'occulte » et qu'elle paraissait à priori hérétique et suspecte.
Le comte de Peyrac éclata de rire.
– Descartes était un pleutre, et surtout il ne voulait pas perdre les mille écus de pension que M. Mazarin lui octroyait. Il se souvenait du pauvre Galilée qui dut rétracter sous les tortures de l'Inquisition son « hérésie du mouvement de la terre », et qui, plus tard, mourut en soupirant : « Et pourtant elle tourne !... » Aussi lorsque Descartes, dans son Traité du Monde, reprit la théorie du Polonais Copernic De Revolutionibus orbium coelestium, se garda-t-il bien d'affirmer le mouvement de la terre. Il se borna à dire : « La terre ne se meut pas, mais elle est entraînée par un tourbillon. » N'est-ce pas une hyperbole charmante ?
– Je vois que vous n'êtes pas pour ce pauvre Descartes, dit le Genevois, et pourtant vous le considérez comme un génie.
– J'en veux doublement aux grands esprits de se montrer mesquins. Descartes, malheureusement, avait le souci de sauver sa vie et d'assurer son pain quotidien, qu'il ne pouvait devoir qu'aux largesses des grands. J'ajouterai qu'à mon avis, s'il s'est montré un génie pour les mathématiques pures, il n'était pas de force pour la dynamique et la physique en général. Ses expériences sur la chute des corps, si tant est qu'il se soit livré à de véritables expériences matérielles, sont embryonnaires. Il aurait fallu, pour les compléter, qu'il avançât un fait extraordinaire mais qui, à mon sens, n'est pas impossible : c'est que l'air n'est pas vide.
– Que voulez-vous dire ? Vos paradoxes m'affolent !
– J'expose que l'air dans lequel nous nous mouvons ne serait en réalité qu'un élément dense, un peu comme l'eau que respirent les poissons : élément d'une certaine élasticité, d'une certaine résistance, bref élément invisible à nos yeux, mais réel.
– Vous m'effrayez, répéta l'Italien.
Il se leva et fit quelques pas à travers la pièce avec agitation. S'arrêtant, il ouvrit plusieurs fois la bouche comme un poisson, secoua la tête et revint s'asseoir au coin de la cheminée.
– Je serais tenté de vous traiter de fou, ajouta l'Italien, et pourtant en moi-même il y a quelque chose qui vous approuve. Votre théorie serait le parachèvement de l'étude à laquelle je me suis livré sur les liquides en mouvement. Ah ! je ne regrette pas ce dangereux voyage, qui me procure la joie insigne de parler avec un grand savant. Mais prenez garde, mon ami : Si moi-même, dont les paroles n'ont jamais atteint l'audace des vôtres, je suis considéré comme hérétique et contraint de m'exiler en Suisse, qu'adviendra-t-il de vous ?
– Bah ! dit le comte, je ne cherche à convaincre personne, si ce n'est des esprits initiés aux sciences et qui peuvent me comprendre. Je n'ai même pas l'ambition d'inscrire et de faire éditer le résultat de mes travaux. Je m'y livre par plaisir, comme je prends plaisir à versifier quelques chansons avec d'aimables dames. Je suis tranquille dans mon palais toulousain et qui viendrait m'y chercher noise ?
– L'œil du pouvoir est partout, fit Bernalli en jetant un regard désenchanté autour de lui.
À cet instant même, Angélique eut la perception d'un bruit très léger non loin d'elle, et il lui sembla que la tenture d'une portière avait bougé. Elle en ressentit une impression désagréable. Dès lors, elle ne suivit plus qu'avec distraction la conversation des deux hommes. Son regard s'attachait inconsciemment au visage de Joffrey de Peyrac. La pénombre qui envahissait la pièce par ce crépuscule hâtif d'hiver atténuait les traits défigurés du gentilhomme, et seuls s'imposaient les yeux noirs pleins d'une lumière passionnée, l'éclat des dents sur le sourire dont il accompagnait avec désinvolture ses paroles les plus graves. Le trouble entrait dans le cœur d'Angélique.
Lorsque Bernalli se fut retiré pour mettre de l'ordre dans sa toilette avant le repas, Angélique ferma la fenêtre. Des valets disposèrent des flambeaux sur les tables tandis qu'une servante ranimait le feu. Joffrey de Peyrac se leva et se rapprocha de l'embrasure où se tenait sa femme.
– Vous voici bien silencieuse, ma mie. C'est d'ailleurs votre coutume. Vous êtes-vous endormie en entendant nos discours ?
– Non, j'ai été vivement intéressée, au contraire, fit lentement Angélique et pour la première fois son regard ne fuyait pas celui de son mari. Je ne prétends pas avoir tout compris, mais je vous avouerai que j'ai plus de goût pour ce genre de discussions que pour les poésies de ces dames ou de leurs pages.
Joffrey de Peyrac posa un pied sur le degré de l'embrasure et se pencha pour considérer Angélique avec attention.
– Vous êtes une curieuse petite femme. Je crois que vous commencez à vous apprivoiser, mais vous ne cessez de m'étonner. J'ai employé bien des séductions diverses pour conquérir la femme que je souhaitais, mais n'avais encore jamais pensé à mettre les mathématiques dans mon jeu.
Angélique ne put s'empêcher de rire, tandis qu'une flamme montait à ses joues. Elle baissa les yeux avec un peu de gêne pour son ouvrage. Pour changer de conversation elle demanda :
– C'est donc à des expériences de physique que vous vous livrez dans ce mystérieux laboratoire que Kouassi-Ba garde si jalousement ?
– Oui et non. J'ai bien quelques appareils de mesure, mais mon laboratoire me sert surtout à des travaux de chimie sur les métaux, tels que l'or et l'argent.
– L'alchimie, répéta Angélique émue. (Et la vision du château de Gilles de Retz passa devant ses yeux. ) Pourquoi voulez-vous toujours de l'or et de l'argent ? interrogea-t-elle soudain avec fougue. On dirait que vous les cherchez partout, non seulement dans votre laboratoire mais en Espagne, en Angleterre et jusque dans cette petite mine de plomb que ma famille possédait en Poitou... Et Molines m'a dit que vous aviez aussi une mine d'or dans les montagnes des Pyrénées. Pourquoi voulez-vous tant d'or ?...
– Il faut beaucoup d'or et d'argent pour être libre, madame. Et voyez ce que dit le maître André le Chapelain, en tête de son manuscrit L'Art d'Aimer : « Pour s'occuper d'amour, il ne faut pas avoir souci de sa vie matérielle. »
– Ne croyez pas que vous me gagnerez avec des présents et des richesses, fit Angélique en se rétractant violemment.
– Je ne crois rien, ma chérie. Je vous attends. Je soupire. « Tout amant doit pâlir en présence de son amante. » Je pâlis. Est-ce que vous trouvez que je ne pâlis pas assez ? Je sais bien qu'il est recommandé aux troubadours de se mettre à genoux devant leur dame, mais c'est un mouvement dont ma jambe s'accommode mal. Je m'en excuse. Ah ! soyez sûre que je peux redire comme Bernard de Ventadour, le divin poète : « Les tourments de l'amour que m'inspire cette belle dont je suis l'esclave soumis causeront ma mort ! » Je me meurs, madame.