Angélique secoua la tête en riant.
– Je ne vous crois pas. Vous n'avez pas l'air de mourir... Vous vous enfermez dans votre laboratoire, ou bien vous courez les hôtels de ces précieuses dames toulousaines, afin de les guider dans leurs compositions poétiques.
– Vous manquerais-je, madame ?
Elle hésita, un sourire aux lèvres, voulant conserver le ton du badinage.
– Ce sont les distractions qui me manquent, et vous êtes la Distraction et la Variété personnifiées.
Elle reprit son ouvrage. Elle ne savait plus si elle aimait ou craignait l'expression avec laquelle Joffrey de Peyrac la regardait parfois à l'occasion de ces joutes plaisantes, que la vie mondaine multipliait entre eux. Tout à coup, il cessait d'ironiser, et dans le silence elle avait l'impression de subir un empire étrange, qui l'enveloppait, la brûlait. Elle se sentait nue, ses petits seins pointaient sous les dentelles de son corsage. Elle avait envie de fermer les yeux.
« Il profite de ce que ma méfiance est endormie pour me jeter un charme », se dit-elle ce soir-là avec un petit frisson d'effroi et de plaisir.
Joffrey de Peyrac attirait les femmes. Angélique ne pouvait le nier, et ce qui avait été pour elle, les premiers jours, une cause de stupéfaction, lui devenait compréhensible. Certaines expressions bouleversées, certains tressaillements de ses belles amies lorsque s'approchait dans les couloirs le pas hésitant du gentilhomme boiteux, ne lui avaient pas échappé. Qu'il parût, et un courant de fébrilité traversait l'assemblée féminine. Il savait parler aux femmes. Il avait des mots mordants et doux, connaissait la parole qui donne à celle qui la reçoit l'impression d'être remarquée entre toutes. Angélique se cabrait comme un cheval rétif sous la voix flatteuse. Avec une sensation de vertige, elle se remémorait les confidences de la nourrice : « Il attire les jeunes femmes par des chants bizarres... »
Lorsque Bernalli reparut, Angélique se leva pour aller à sa rencontre. Elle frôla le comte de Peyrac, regretta soudain que la main de celui-ci ne se fût pas tendue pour lui prendre la taille.
Chapitre 6
Un rire hystérique éclata à travers la galerie déserte.
Angélique, qui s'avançait, s'immobilisa et regarda autour d'elle. Le rire se prolongeait, montant jusqu'aux notes les plus aiguës, retombant dans une sorte de sanglot, pour remonter encore. C'était une femme qui riait. Angélique ne la voyait pas. Cette aile du palais, où elle s'était aventurée par l'heure chaude, était très calme. Avril, avec les premières chaleurs, amenait de la torpeur en l'hôtel du Gai Savoir. Les pages dormaient dans les escaliers. Angélique, qui n'aimait pas faire la sieste, avait entrepris de parcourir sa demeure, dont elle ne connaissait pas encore tous les recoins. Les escaliers, les salles, les couloirs coupés de loggia étaient innombrables. Par les croisées et les lucarnes, on distinguait la ville, ses hauts clochers aux baies emplies d'azur, ses grands quais rouges au bord de la Garonne. Tout dormait. La longue jupe d'Angélique faisait un bruit de feuilles sur le dallage. Tout à coup, ce rire perçant avait éclaté. La jeune femme aperçut au fond de la galerie une porte à demi ouverte. Il y eut un bruit d'eau jetée et le rire se coupa net. Une voix d'homme dit :
– Maintenant que vous voilà calmée, je vais vous écouter.
C'était la voix de Joffrey de Peyrac.
Angélique se rapprocha très doucement et regarda par la fente de la porte. Son mari était assis. Elle ne voyait que le dossier de son fauteuil et une de ses mains posée sur l'accoudoir et qui tenait un de ces bâtons de tabac qu'il appelait cigare. Devant lui, agenouillée sur le dallage dans une mare d'eau, il y avait une très belle femme qu'Angélique ne connaissait pas. Elle était habillée de noir avec richesse, mais apparemment trempée jusqu'à la chemise. Près d'elle, un baquet de bronze vide indiquait clairement à quel usage avait servi l'eau de son contenu, réservé d'ordinaire à rafraîchir les flacons de vins fins.
La femme, ses longs cheveux noirs collés aux tempes, regardait avec effarement ses poignets de dentelles fripées.
– Moi ! s'écria-t-elle d'une voix étouffée, c'est moi que vous avez traitée ainsi ?
– Il le fallait, ma toute belle, répondit Joffrey sur un ton de gronderie indulgente. Je ne pouvais vous laisser plus longtemps perdre votre dignité devant moi. Vous ne me l'auriez jamais pardonné. Allons, relevez-vous, Carmencita. Par cette chaleur torride, vos vêtements seront bientôt secs. Asseyez-vous dans ce fauteuil devant moi.
Elle se redressa avec peine. C'était une grande femme dont la beauté opulente était dans le goût de celles que célébraient les peintres Rembrandt et Rubens. Elle s'assit dans le fauteuil désigné. Ses yeux noirs, largement dilatés, regardaient droit devant elle avec une expression hagarde.
– Qu'y a-t-il ? reprit le comte. (Et Angélique tressaillit, car cette voix détachée d'un personnage invisible avait un charme dont elle ne s'était jamais avisée. ) Voyons, Carmencita, voici plus d'un an que vous avez quitté Toulouse. Vous allez vers Paris avec votre époux, dont le poste élevé vous était un gage de vie brillante. Vous avez poussé l'ingratitude envers notre petite société provinciale jusqu'à ne jamais donner aucune nouvelle. Et voici que vous vous abattez subitement au palais du Gai Savoir, criant, réclamant... Quoi donc au juste ?
– L'amour ! répondit-elle d'une voix rauque et haletante. Je ne peux plus vivre sans toi. Ah ! ne m'interromps pas. Tu ne peux savoir ce qu'a été mon supplice pendant cette longue année. Oui, je croyais que Paris comblerait ma soif de plaisir et de réjouissances. Mais voici qu'au milieu des plus belles fêtes de la cour une lassitude me prenait. J'évoquais Toulouse, ce palais rosé du Gai Savoir. Je me surprenais à en parler les yeux brillants, et les gens se moquaient de moi. J'ai eu des amants. Leur grossièreté me révoltait. Alors j'ai compris : c'était toi qui me manquais. La nuit je restais les yeux ouverts, et je te voyais. Je voyais tes yeux à toi tout illuminés du feu de tes forges, si brûlants que j'en défaillais, tes mains blanches et savantes...
– Ma démarche gracieuse ! fit-il avec un petit rire.
Il se leva et s'approcha d'elle en accentuant sa claudication. Elle le dévisagea.
– N'essaie pas de me détacher de toi par le dédain, dit-elle. Ta boiterie, tes blessures, est-ce que cela compte aux yeux des femmes que tu as aimées, en face du don que tu leur fais ?
Elle tendit les mains vers lui.
– Toi, tu leur donnes la volupté, chuchota-t-elle. Avant de te connaître, j'étais froide. Tu as allumé en moi un feu qui me dévore.
Le cœur d'Angélique battait à se rompre. Elle craignait elle ne savait quoi, peut-être que la main de son mari ne se posât sur cette belle épaule dorée, offerte avec impudeur.
Mais le comte s'appuyait contre une table et fumait d'un air impassible. Il se présentait de profil, et le côté ravagé de sa face était invisible. Tout à coup, c'était un autre homme qu'elle découvrait là, dont les traits avaient une pureté de médaille sous la retombée des épais cheveux noirs.
– Il ne sait pas aimer vraiment celui qui possède une trop grande luxure, dit-il, tandis que négligemment il soufflait un nuage de fumée bleue. Rappelle-toi les préceptes de l'amour courtois que l'hôtel du Gai Savoir t'a enseignés. Retourne à
Paris, Carmencita, c'est le refuge des gens de ton espèce.
– Si tu me chasses, je me retirerai au couvent. D'ailleurs mon mari veut m'y enfermer.
– Excellente idée, ma chère. J'entends dire qu'il se fonde à Paris de pieux asiles en grand nombre où la dévotion est à la mode. La reine Anne d'Autriche ne vient-elle pas d'acheter le très beau couvent du Val-de-Grâce pour loger des bénédictines ; et la Visitation de Chaillot est fort courue également.