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– Que voulez-vous dire, monseigneur ? Vous m'alarmez.

L'archevêque de Toulouse fixa de nouveau sur elle ce regard trop clair qui prenait parfois la dureté de l'acier. Il prononça avec lenteur :

– Je ne doute pas que votre mari ne soit un des plus grands savants de l'époque et c'est pourquoi je crois, madame, qu'il a véritablement découvert la pierre philosophale, c'est-à-dire le secret que possédait Salomon de la fabrication magique de l'or. Mais quelle voie a-t-il suivie pour y parvenir ? Je crains fort qu'il n'ait acquis cette puissance d'un commerce avec le diable !

*****

Une fois encore, Angélique immobilisa son éventail sur ses lèvres afin de ne pas éclater de rire. Elle s'attendait à une allusion sur le commerce proprement dit auquel se livrait le comte, et dont elle avait eu quelques aperçus par les confidences de Molines et de son propre père ; elle n'était pas sans crainte, sachant que de telles activités, de la part d'un noble, représentaient une tare qui pouvait jeter le discrédit sur sa maison. Aussi l'accusation bizarre de l'archevêque qu'on disait homme de grande intelligence, lui parut-elle tout d'abord extrêmement comique. Parlait-il sérieusement ?

*****

Brusquement, dans un fulgurant retour de pensée, elle se rappela que Toulouse était la ville de France où l'Inquisition conservait encore son quartier général. La terrible institution médiévale du Tribunal contre les hérétiques gardait à Toulouse des prérogatives que l'autorité du roi lui-même n'osait pas contester.

Toulouse, cette ville rieuse, était aussi la ville rouge qui depuis un siècle avait massacré le plus grand nombre de huguenots. Bien avant Paris, elle avait eu sa Saint-Barthélemy sanglante. Les cérémonies religieuses y étaient plus nombreuses qu'ailleurs. C'était une véritable « île sonnante » avec ses cloches appelant perpétuellement les fidèles aux offices, une ville aussi noyée sous les crucifix, les saintes images et les reliques, que sous les fleurs. La flamme espagnole y étouffait la pure clarté de latinité qu'y avaient déposée d'anciens vainqueurs venus de Rome. À côté de ces confréries du plaisir telles que les « Princes des Amours » et les « Abbés de la Jeunesse » célèbres par leurs facéties, on rencontrait dans les rues des processions de flagellants, l'œil allumé de mystique passion, se déchirant de verges et d'épines jusqu'à laisser sur les pavés des traces sanglantes.

Angélique, entraînée dans le tourbillon d'une vie légère, ne s'était pas attardée à cet aspect de Toulouse. Mais elle n'ignorait pas que c'était l'archevêque lui-même, cet homme assis là devant elle, dans le haut fauteuil de tapisserie et portant à ses lèvres un verre de limonade glacée, qui demeurait grand maître de l'Inquisition. Aussi ce fut d'une voix sincèrement altérée qu'elle murmura :

– Monseigneur, il n'est pas possible que vous émettiez contre mon époux une accusation de sorcellerie ?... Faire de l'or n'est-il pas chose courante dans ce pays où Dieu a dispensé ses dons à profusion, répandant l'or à l'état pur dans la terre !

Elle ajouta avec finesse :

– Je me suis laissé dire que, vous-même, aviez des équipes d'orpailleurs qui lavent le gravier de la Garonne dans des paniers, et rapportent souvent un butin de sable d'or et de pépites avec lequel vous soulagez bien des misères.

– Votre objection n'est pas sans bon sens, ma fille. Mais précisément, connaissant ce que Je travail de l'or de la terre peut représenter, je peux affirmer ceci : laverait-on le gravier de tous les fleuves et ruisseaux du Languedoc, qu'on ne pourrait y récolter la moitié de ce que le comte de Peyrac semble posséder. Croyez-moi, je suis bien informé.

« Je n'en doute pas, pensa Angélique, et c'est vrai qu'il y a de longue date ce trafic d'or espagnol avec les mulets... »

L'œil bleu guettait son hésitation. Elle referma un peu nerveusement son éventail.

– Un savant n'est pas forcément un suppôt du démon. Ne dit-on pas qu'à la cour il y a des savants qui ont installé une lunette pour regarder les astres et les montagnes de la lune, et M. Gaston d'Orléans, l'oncle du roi, se livre a ces observations guidé par l'abbé Picard.

– En effet, je connais d'ailleurs l'abbé Picard. Il est non seulement astronome, mais grand géomètre du roi.

– Vous voyez bien...

– L'Église, madame, est large d'esprit. Elle autorise toutes sortes de recherches, même fort osées, comme celles de l'abbé Picard que vous citez. Je vais plus loin. J'ai sous mon commandement, à l'archevêché, un religieux fort savant, de l'ordre des Récollets, le moine Bécher. Depuis des années, il fait des recherches sur la transmutation de l'or, mais avec mon autorisation et celle de Rome. J'avoue que jusqu'ici il m'a coûté assez cher, surtout en produits spéciaux, que je dois faire venir d'Espagne et d'Italie. Cet homme, qui connaît les traditions les plus anciennes de son art, affirme que pour réussir il faut recevoir une révélation supérieure, qui ne peut venir que de Dieu ou de Satan.

– Et a-t-il réussi ?

– Pas encore.

– Pauvre homme ! Il est donc mal vu à la fois de Dieu et de Satan, malgré votre haute protection.

Angélique se mordit les lèvres, en regrettant aussitôt sa malice. Elle avait l'impression qu'elle allait étouffer et qu'il lui fallait dire des sottises pour échapper à cette contrainte. La conversation lui paraissait aussi sotte que dangereuse. Elle se tourna vers la porte, dans l'espoir d'entendre le pas inégal de son mari avançant dans la galerie, et elle eut un petit sursaut.

– Oh ! vous étiez là ?

– J'arrive à l'instant, dit le comte, et je suis impardonnable, monsieur, de vous avoir fait attendre si longtemps. Je reconnais que j'ai été averti de votre visite il y a près d'une heure, mais il m'était impossible d'abandonner l'opération très délicate de certaine cornue.

Il était encore revêtu de sa blouse d'alchimiste descendant jusqu'à terre. C'était une sorte de grande chemise où les signes brodés du Zodiaque se mêlaient aux taches colorées des acides. Angélique ne douta pas qu'il eût conservé cette tenue par une sorte de provocation, de même qu'il affectait de nommer « monsieur » l'archevêque de Toulouse, traitant ainsi d'égal à égal avec le baron Benoît de Fontenac. Le comte de Peyrac fit signe à un valet dans l'antichambre, qui l'aida à se débarrasser de son vêtement.

Puis il s'avança et s'inclina. Un rayon de soleil fit étinceler sa chevelure sombre aux larges boucles luisantes, de laquelle il prenait grand soin et qui pouvait lutter d'ampleur avec les perruques parisiennes dont la mode commençait à se répandre.

« Il a les plus beaux cheveux du monde », se dit Angélique.

Son cœur battait plus vite qu'elle ne voulait l'admettre. La scène de la veille revivait à ses yeux.

« Ce n'est pas vrai, se répéta-t-elle encore, c'était un autre qui chantait. Oh ! je ne lui pardonnerai jamais ! »

Cependant, le comte de Peyrac avait fait avancer un haut tabouret et s'asseyait près d'Angélique, un peu en retrait.

Ainsi elle ne le voyait pas, mais elle était effleurée par un souffle dont le parfum ne lui rappelait que trop un instant grisant. De plus, elle avait conscience que tout en échangeant des paroles banale avec l'archevêque, Joffrey de Peyrac ne se privait pas de caresser du regard la nuque et l'épaule de sa jeune femme, plongeant même avec audace dans les ombres douces du corsage où reposaient de jeunes seins dont il avait éprouvé, la veille même, la perfection.

Manège qu'il accentuait par malice en face du prélat, dont la vertu passait pour être intransigeante.

En effet, l'archevêque de Toulouse, bien qu'il eût hérité cette charge d'un de ses oncles, avait tenu à recevoir les ordres et à assumer non seulement ses responsabilités d'administrateur d'un des plus importants diocèses de France, mais aussi de pasteur des âmes. Son existence exemplaire, et qui ne pouvait donner prise à aucune critique, le rendait encore plus redoutable.