– Bah ! Il est vrai que je peux déjà essayer de lui donner satisfaction sur ce point. Ce qui me préoccupe, ce n'est pas de dévoiler mon secret, c'est de le faire comprendre. En vain m'épuiserai-je à prouver qu'on peut transformer la matière, mais non la transmuter. Les esprits qui nous entourent ne sont pas mûrs pour ces révélations. Et l'orgueil de ces faux savants est si grand qu'ils crieront au scandale si je leur affirme que mes deux plus précieux auxiliaires dans mes recherches ont été un Maure à la peau noire et un rustique mineur saxon.
– Kouassi-Ba et le vieux bossu d'Argentières, Fritz Hauër ?...
– Oui. Kouassi-Ba m'a raconté que lorsqu'il était tout enfant et libre, quelque part à l'intérieur de son Afrique sauvage, où l'on aborde par la côte des Épices, il a vu travailler l'or selon d'antiques procédés appris des Égyptiens. Les pharaons et le roi Salomon avaient jusque-là leurs mines d'or ; mais je vous le demande, ma très chère, que dira monseigneur lorsque je lui confierai que le secret du roi Salomon, c'est mon Nègre Kouassi-Ba qui le détient ? Pourtant c'est bien lui qui m'a guidé dans mes travaux de laboratoire, et m'a donné l'idée de traiter certaines roches à or invisible. Quant à Fritz Hauër, c'est le mineur par excellence, l'homme des galeries, la taupe qui ne respire qu'au sein de la terre. De père en fils, ces mineurs saxons se repassent des recettes et, grâce à eux, j'ai pu m'y reconnaître enfin dans les mystifications bizarres de la nature, et me débrouiller avec tous mes ingrédients divers : plomb, or, argent ou vitriol, sublimé corrosif et autres.
– Il vous est arrivé de fabriquer du sublimé corrosif et du vitriol ? interrogea Angélique, à qui ces mots rappelaient vaguement quelque chose.
– Précisément, et ceci m'a servi à démontrer l'inanité de toute l'alchimie, car du sublimé corrosif je peux tirer à volonté soit du vif-argent, soit du mercure jaune et rouge, et ces derniers corps, à leur tour, je peux les retransformer en vif-argent. Le poids en mercure mis au départ non seulement n'en sera pas augmenté, mais au contraire diminuera, car il y a des pertes par les vapeurs. De même avec certains procédés je peux extraire l'argent du plomb, et l'or de certaines roches stériles en apparence. Mais si, à l'entrée de mon laboratoire j'inscrivais ces paroles « Rien ne se perd, rien ne se crée », ma philosophie semblerait bien osée et même en opposition avec l'esprit de la Genèse.
– N'est-ce pas par un procédé de ce genre que vous pouvez faire parvenir jusqu'à Argentières les lingots d'or mexicain que vous achetez à Londres ?
– Vous êtes une fine mouche, et je trouve Molines bien bavard. N'importe ! S'il a parlé, c'est qu'il vous avait jugée. Oui, les lingots espagnols peuvent être refondus sur une forge avec de la pyrite ou de la galène. Ils prennent alors l'aspect d'une scorie pierreuse et gris-noir, que le plus pointilleux des douaniers ne peut absolument pas soupçonner. Et c'est cette « matte » que les bons petits mulets de monsieur votre père transportent d'Angleterre en Poitou, ou d'Espagne à Toulouse, où elle est de nouveau transformée par mes soins, ou ceux de mon Saxon Hauër, en bel or scintillant.
– C'est de la « fraude fiscale », dit Angélique un peu sévèrement.
– Vous êtes adorable quand vous parlez ainsi. Cette fraude ne nuit aucunement au royaume, ni à Sa Majesté, et me rend riche. D'ailleurs, d'ici peu, je ferai revenir Fritz afin d'équiper cette mine d'or que j'ai découverte dans un pays nommé Salsigne, aux environs de Narbonne. Alors, avec l'or de cette montagne et l'argent du Poitou, nous n'aurons plus besoin des métaux précieux d'Amérique, ni par conséquent de cette fraude, comme vous dites.
– Pourquoi n'avez-vous pas essayé d'intéresser le roi à vos découvertes ? Il se peut qu'il y ait d'autres terrains en France qu'on pourrait exploiter selon vos procédés, et le roi vous serait reconnaissant.
– Le roi est loin, ma toute belle, et je n'ai rien d'un courtisan. Seuls les gens de cette espèce peuvent avoir quelque influence sur les destinées du royaume. M. Mazarin est dévoué à la couronne, je ne le nie pas, mais c'est surtout un intrigant international. Quant à M. Fouquet, chargé de trouver l'argent pour le cardinal Mazarin, c'est un génie de la finance, mais l'enrichissement du pays par une exploitation bien comprise de ses richesses naturelles lui est, je crois, indifférent.
– M. Fouquet, s'exclama Angélique, voilà ! Je me rappelle maintenant où j'ai entendu parler de vitriol romain et de sublimé corrosif ! C'était au château du Plessis.
Toute la scène revivait à ses yeux. L'Italien en robe de bure, la femme nue parmi les dentelles, le prince de Condé et le coffret de santal où miroitait un flacon émeraude.
« Mon père, disait le prince de Condé, est-ce M. Fouquet qui vous envoie ? »
Angélique se demanda tout à coup si, en dissimulant ce coffret, elle n'avait pas arrêté le bras du Destin.
– À quoi pensez-vous ? interrogea le comte de Peyrac.
– À une aventure bizarre qui m'est arrivée jadis.
Et soudain, elle qui s'était tue si longtemps, elle lui raconta l'histoire du coffret, dont tous les détails restaient gravés dans sa mémoire.
– L'intention de M. de Condé, ajouta-t-elle, était certainement d'empoisonner le cardinal, et peut-être même le roi et son jeune frère. Mais ce que j'ai moins compris ce sont ces lettres, sorte d'engagements signés, que le prince et d'autres seigneurs devaient remettre à M. Fouquet. Attendez !... le texte m'échappe un peu... C'était quelque chose de ce genre : « Je m'engage à n'appartenir qu'à M. Fouquet, à mettre mes gens à son service... »
Joffrey de Peyrac l'avait écoutée en silence. À la fin, il ricana.
– Le joli monde que voilà ! Et quand on pense qu'à l'époque M. Fouquet n'était qu'un obscur parlementaire ! Mais, par son habileté financière, il pouvait déjà mettre les princes à son service. Maintenant le voici le plus riche personnage du royaume, avec M. Mazarin s'entend. Ce qui prouve qu'il y avait de la place pour tous deux au bon soleil de Sa Majesté. Alors,. vous avez poussé l'audace jusqu'à vous emparer de ce coffret ? Vous l'avez caché ?
– Oui, je l'ai...
Une prudence instinctive lui ferma subitement les lèvres.
– Non, je l'ai jeté dans l'étang aux nénuphars du grand parc.
– Et croyez-vous que quelqu'un vous ait soupçonnée de cette disparition ?
– Je ne sais pas. Je ne crois pas qu'on ait attaché une grande importance à ma petite personne. Pourtant je n'ai pas manqué de faire allusion à ce coffret devant le prince de Condé.
– Vraiment ? Mais c'était de la folie !
– Il fallait bien que j'obtienne pour mon père l'exemption des droits de passage pour les mulets. Oh ! c'est toute une histoire, dit-elle en riant, et je sais maintenant que vous y étiez indirectement mêlé. Mais je recommencerais volontiers des imprudences de ce genre, rien que pour revoir les têtes effarées de ces gens pleins de morgue.
*****
Lorsqu'elle lui eut fait le récit de son escarmouche avec le prince de Condé, son mari hocha la tête.
– Je m'étonne presque de vous voir encore vivante à mes côtés. En effet, vous avez dû paraître trop inoffensive. Mais c'est une chose dangereuse que d'être mêlée en comparse à ces intrigues des gens de cour. À l'occasion, supprimer une fillette ne les embarrasserait guère.
Tout en parlant, il se levait et Angélique le vit s'approcher d'une portière voisine qu'il écarta brusquement. Il revint avec une expression de contrariété.
– Je ne suis pas assez leste pour surprendre les curieux.
– Quelqu'un nous écoutait ?
– J'en suis certain.
– Ce n'est pas la première fois que j'ai l'impression que nos conversations sont épiées.