Angélique et Gontran, qui étaient ce jour-là les seuls auditeurs de la profession de foi de leur grand-père, se regardèrent d'un air dé connivence. L'actualité échappait complètement à ce brave grand-père !
Tous ses petits-enfants adoraient le vieux baron, mais acceptaient rarement ses jugements périmés.
Le petit garçon qui atteignait maintenant presque douze ans osa observer :
– Ces brigands, grand-père, n'étaient pas des huguenots. C'étaient des catholiques, mais déserteurs des armées affamées, et des étrangers qui n'étaient pas payés, dit-on, ou encore des paysans des champs de bataille.
– Ils n'avaient pas alors à venir jusqu'ici. Et puis tu ne me feras pas croire qu'ils n'ont pas été aidés par les protestants. De mon temps l'armée payait mal ses troupes, je le veux bien, mais régulièrement. Crois-moi, tout ce désordre est d'inspiration étrangère, peut-être anglaise et hollandaise. Ils manifestent et se groupent, d'autant plus que l'édit de Nantes a été trop indulgent pour eux, en leur laissant non seulement le droit de leur confession, mais encore l'égalité des droits civiques...
– Grand-père, qu'est-ce que c'est que ce droit qu'on a laissé aux protestants ? demanda soudain Angélique.
– Tu es trop jeune pour comprendre, petite fille, dit le vieux baron, puis il ajouta :
« Les droits civiques représentent quelque chose qu'on ne peut pas enlever aux gens, sans perdre l'honneur.
– Donc, ce n'est pas de l'argent, fit la petite.
Le vieux gentilhomme la félicita :
– C'est bien cela, Angélique, tu comprends vraiment des choses au-dessus de ton âge.
Mais Angélique estimait que le sujet demandait encore des explications.
– Alors, si les brigands nous pillent complètement et nous laissent nus, ils nous laissent quand même nos droits civiques ?
– Exactement, ma fille, répondit son frère.
Mais il y avait de l'ironie dans sa voix et elle se demanda s'il ne se moquait pas d'elle.
Gontran était un garçon dont on ne savait que penser. Il parlait peu et vivait très seul. Ne pouvant avoir de précepteur ni aller au collège, il devait se contenter, pour ses études, des rudiments intellectuels que lui dispensaient le maître d'école et le curé du village. Le plus souvent il se retirait dans son grenier pour y écraser des cochenilles rouges ou malaxer des argiles de couleur afin d'exécuter d'étranges compositions qu'il baptisait « tableaux » ou « peintures ».
Bien que très négligé de sa personne comme tous les enfants de Sancé, il reprochait souvent à Angélique de vivre en sauvageonne et de ne pas savoir tenir son rang.
– Tu n'es pas si bête que tu en as l'air, ajouta-t-il ce jour-là en guise de compliment.
Chapitre 3
Mais depuis un instant, le vieux baron tendait l'oreille du côté de la cour d'où venaient des interpellations, des cris mêlés de gloussements de poules épouvantées.
Puis il y eut une galopade et enfin des cris plus violents, où l'on reconnut les accents de Guillaume. C'était par un glorieux après-midi d'automne et tous les autres habitants de la maison devaient être dehors.
– N'ayez pas peur, mes enfants, dit le grand-père, c'est quelque mendiant que l'on chasse...
Mais déjà Angélique avait bondi sur le perron et criait :
– On attaque le père Guillaume, et on lui veut du mal !
En clopinant, le baron alla chercher un sabre rouillé et Gontran revint nanti d'un fouet à chiens. Ils arrivèrent à leur tour sur le seuil pour voir le vieux serviteur armé de sa pique et Angélique à son côté.
L'adversaire n'était pas très loin non plus. Il se tenait hors de portée de l'autre côté du pont-levis, mais faisait face encore. C'était un grand gars à aspect famélique, et qui paraissait furieux. En même temps il s'efforçait de retrouver un air compassé et officiel.
Aussitôt Gontran abaissa son fouet et tira son grand-père en arrière en chuchotant :
– C'est le sergent qui vient pour l'impôt. On l'a déjà chassé plusieurs fois...
Le fonctionnaire houspillé, tout en continuant à reculer doucement sans toutefois tourner le dos, reprenait de l'assurance devant l'hésitation des nouveaux renforts. Il s'arrêta à distance respectueuse et sortant un rouleau de papier de sa poche, très froissé par la bataille, se mit à le dérouler amoureusement, en soupirant. Puis, se contorsionnant beaucoup, il commença à lire une sommation comme quoi le baron de Sancé devait payer sans retard une somme de 875 livres, 19 sols et 11 deniers pour tailles de métayers en retard, dixième des rentes du seigneur et taille réale, taxes de saillie de juments, « droits de poussière » des troupeaux passant par la route royale et amende pour retard de paiement.
Le vieux seigneur devenait rouge de colère.
– Tu te figures peut-être, faquin, qu'un gentilhomme va payer rien qu'en entendant ce galimatias du fisc, comme un vulgaire vilain le ferait ! cria-t-il courroucé.
– Vous savez bien que monsieur votre fils a jusqu'ici acquitté assez régulièrement les taxes annuelles, dit l'homme en ployant l'échiné. Je reviendrai donc quand il sera là. Mais je vous préviens : demain à la même heure, si, pour la quatrième fois, il n'est pas là et ne paie pas, aussitôt je l'assigne et on vendra votre château et tous vos meubles pour dettes à l'égard du trésor royal.
– Hors d'ici, laquais d'usuriers de l'État !
– Monsieur le baron, je vous avertis que je suis un serviteur assermenté de la loi et peux être désigné aussi comme agent d'exécution.
– Pour l'exécution il faut un jugement, fulmina le vieil hobereau.
– Votre jugement vous l'aurez sans mal, croyez-m'en, si vous ne payez pas...
– Comment voulez-vous qu'on vous paie si nous n'avons pas de quoi ! cria Gontran en voyant que le vieillard se troublait. Puisque vous êtes huissier, venez donc constater que les brigands nous ont encore enlevé un étalon, deux ânesses et quatre vaches et que, dans ce que vous réclamez comme dû, la plus grande somme vient des tailles des métayers de mon père. Il a bien voulu payer jusqu'ici pour eux, puisque ces pauvres paysans ne le pouvaient pas, eux, mais lui-même ne doit rien sur cela. D'ailleurs du fait de la dernière attaque des brigands, nos paysans ont souffert encore plus que nous et ce n'est certes pas aujourd'hui, après ce pillage, que mon père pourra régler votre facture...
L'agent du fisc fut plus apaisé par ce langage raisonnable que par les injures du vieux seigneur. Tout en jetant des regards prudents du côté de Guillaume, il se rapprocha un peu et d'un ton plus adouci et presque compatissant, mais ferme, il expliqua qu'il ne pouvait que recevoir et signifier des ordres requis de l'intendance fiscale. À son avis, la seule chose qui était capable de retarder la saisie serait que le baron adressât une supplique à l'intendant général du fisc, sous couvert de l'intendant provincial à Poitiers.
– Entre nous, ajouta l'officier judiciaire, ce qui fit grimacer de dégoût le vieux seigneur, entre nous, je vous dirai que même mes simples chefs directs, comme le procureur et le contrôleur des collectes, ne sont pas habilités pour vous accorder dérogation ou dispense. Toutefois, puisque vous êtes de la noblesse, vous devez connaître du monde très haut placé. Alors, conseil d'ami, agissez par là !
– Ce n'est pas moi qui me flatterai de vous citer comme ami ! observa sur un ton acerbe le baron de Ridoué.
– Aussi je dis cela pour que vous le répétiez à monsieur votre fils. La misère est pour tout le monde, allez ! Croyez-vous que je m amuse, moi, quand je fais à tous l'effet d'un revenant, et que je ramasse plus d'horions qu'un chien galeux ? Là-dessus, bonsoir la compagnie et sans rancune !
Il remit son chapeau et s'en alla en boitillant et en observant avec chagrin que la manche de sa casaque d'uniforme avait été déchirée dans la bagarre. En sens inverse, s'éloigna, boitant aussi, le vieux baron. Derrière lui, venaient Gontran et Angélique, tous deux silencieux.