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– Je prétends que le sentiment...

– Le sentiment ne se cultive pas dans la gêne...

Joffrey de Peyrac étendit les mains en riant.

– Paix, messieurs, écoutez le maître ancien dont l'humaine philosophie doit trancher tous nos débats. Voici par quelles paroles s'ouvre son traité de l'Art d'aimer : « L'amour est aristocratique. Pour s'occuper d'amour, il ne faut pas avoir souci de sa vie matérielle et il ne faut pas être pressé par celle-ci au point de compter le temps de chaque jour. » Donc soyez riches, messieurs, et comblez vos belles de bijoux. L'éclair d'un regard de femme devant une parure est bien proche de se transformer en éclair d'amour. Personnellement, j'adore le regard qu'une femme parée jette à son miroir. Mesdames, ne protestez pas et ne soyez pas hypocrites. Appréciez-vous celui qui vous dédaigne au point de ne pas chercher à rendre plus éclatante votre beauté ?

Les dames rirent et murmurèrent.

– Mais, moi, je suis pauvre, s'écria Castel-Jalon lamentablement. Peyrac, ne sois pas si dur, rends-moi l'espoir !...

– Deviens riche !

– Facile à dire !

– Toujours facile à qui le veut. Au moins alors ne sois pas avare. « L'avarice est le pire ennemi de l'amour. » Puisque tu es gueux, ne compte pas ton temps, ni tes prouesses, fais mille folies, fais rire surtout. « L'ennui est le ver rongeur de l'amour. »

« N'est-ce pas, mesdames, que vous préférez un bouffon à un solennel savant ?... Enfin, je te livre en ultime consolation ceci : « Le mérite seul rend digne d'amour... »

« Comme sa voix est belle et comme il parle bien », se disait Angélique. Le baiser du petit duc avait laissé sur ses doigts une brûlure. Docile, il s'était ensuite détourné d'elle et se penchait sur la petite veuve au teint rosé. Angélique était seule et à travers la longue table et la fumée bleue des cassolettes son regard ne quittait pas la silhouette rouge du maître de maison. La voyait-il ? Lui lançait-il un appel derrière ce masque dont il avait voilé son visage blessé ? Ou bien désinvolte, indifférent, savourait-il seulement en épicurien comblé la joute délicate des mots ?

– Savez-vous que je suis très déconcerté, s'écria soudain le jeune duc de Forba des Ganges en se dressant à demi. C'est la première fois que j'assiste à une cour d'amour et je m'attendais, je l'avoue, à un agréable libertinage et non pas à m'entendre dire une parole d'une telle rigueur. « Le mérite seul rend digne d'amour. » Nous faut-il devenir des petits saints pour conquérir nos dames ?

– Dieu vous en préserve, monsieur le duc, glissa la jeune veuve en riant.

– Le défi est sérieux, fit Andijos. M'aimeriez-vous coiffé d'une auréole, ma très chère ?

– Certes non.

– Pourquoi accordez-vous le mérite aux autels ? s'écria Joffrey de Peyrac. Le mérite c'est d'être fou, joyeux, pourfendeur, cavalier, rimeur et surtout – je vous attends la, messieurs – amant habile et toujours dispos. Nos pères opposaient l'amour courtois à l'amour gaulois. Moi, je vous dirai : faisons notre ordinaire de l'un et de l'autre. Il faut aimer vraiment et complètement, c'est-à-dire charnellement. Il se tut, un instant, puis continua d'une voix plus sourde : Mais ne méprisons pas l'exaltation sentimentale qui, sans être étrangère au désir, le transcende et l'affine. C'est pourquoi j'estime que celui qui veut connaître l'amour doit sacrifier à cette discipline du cœur et des sens que recommande Le Chapelain :

« Un amant ne doit avoir qu'une seule amante. Une amante ne doit avoir qu'un seul amant. » Choisissez-vous, aimez-vous, séparez-vous quand la lassitude viendra, mais ne soyez pas de ces amants volages qui pratiquent l'ivrognerie des passions, boivent de toutes les coupes à la fois et transforment les cours des royaumes en basses-cours.

– Par saint Séverin ! s'exclama Germontaz en émergeant de son assiette. Si mon oncle l'archevêque vous entendait, il en perdrait le jugement. Ce que vous dites ne ressemble à rien. Jamais on ne m'a appris de telles choses.

– On vous a appris si peu de choses, monsieur le chevalier !... Qu'y a-t-il donc dans mes paroles qui vous choque tant ?

– Tout. Vous prêchez la fidélité et le libertinage, la décence et l'amour charnel. Et puis, tout à coup, comme si vous étiez en chaire, vous flétrissez « l'ivrognerie des passions ». Je soumettrai l'expression à mon oncle l'archevêque. Nul doute qu'il la ressorte dès dimanche prochain, en pleine cathédrale.

– Mes paroles sont de sagesse humaine. L'amour est ennemi des excès. En cela, comme lorsqu'il s'agit de faire bonne chère, préférons la qualité à la quantité. La limite du plaisir s'arrête où commencent l'effort et l'écœurement du dévergondage. Mais est-il capable de déguster un baiser savant celui qui bâfre comme un porc et boit comme un trou ?

– Dois-je me reconnaître dans cette description ? grommela le chevalier de Germontaz la bouche pleine.

Angélique pensa qu'au moins il n'avait pas mauvais caractère. Mais pourquoi Joffrey semblait-il le provoquer à plaisir ? Lui-même ne se dissimulait pas, pourtant, le danger de cette présence désagréable.

– L'archevêque nous envoie son neveu en espionnage, avait-il annoncé à sa femme, la veille du festin.

Et il avait ajouté légèrement :

– Savez-vous que la guerre est déclarée entre nous ?

– Que s'est-il passé, Joffrey ?

– Rien. Mais l'archevêque veut le secret de ma fortune, sinon ma fortune elle-même. Il ne me lâchera plus.

– Vous vous défendrez, Joffrey ?

– De mon mieux. Malheureusement, il n'est pas né encore celui qui pourra anéantir la bêtise humaine.

*****

Les valets avaient ôté les plats. Huit petits pages entrèrent portant les uns des corbeilles de rosés, les autres des pyramides de fruits. Devant chaque convive furent déposées des assiettes contenant des dragées aux épices et diverses confiseries.

– Vous me voyez bien aise de vous entendre parler si simplement de l'amour charnel, dit le jeune Cerbalaud. Figurez-vous que je suis follement amoureux et pourtant me voici seul dans cette assemblée. Je ne crois pas avoir manqué d'ardeur dans mes déclarations, et sans me vanter j'ai eu par instants l'impression que ma flamme était partagée. Mais, hélas ! mon amie est prude. Que j'ose un geste hardi et aussitôt j'en ai pour plusieurs jours de regards cruels et de froideur significative. Voici des mois que je tourne dans ce manège diabolique : la conquérir en lui prouvant ma flamme et la perdre chaque fois que j'essaie de la lui prouver !...

La mésaventure de Cerbalaud amusa tout le monde. Une dame le saisit à pleins bras et l'embrassa sur la bouche. Quand le brouhaha fut un peu calmé, Joffrey de Peyrac dit avec gentillesse :

– Prends patience, Cerbalaud, et souviens-toi que les filles farouches sont celles qui peuvent atteindre aux plus grandes voluptés. Mais il leur faut un amant habile, afin de dénouer en elles je ne sais quel scrupule qui leur font confondre l'amour avec le péché. Méfie-toi aussi des demoiselles qui trop souvent confondent amour et mariage. Maintenant je te citerai quelques préceptes : « En t'adonnant aux plaisirs de l'amour, n'outrepasse pas le désir de l'amante ; que tu donnes ou reçoives les plaisirs de l'amour, observe toujours une certaine pudeur. » Et enfin « sois toujours attentif au commandement des dames ».

– Je trouve que vous faites trop belle la part aux dames, protesta un gentilhomme qui reçut pour sa peine force coups d'éventail. À vous entendre, il faudrait sans cesse mourir à leurs pieds.

– Mais c'est très bien ainsi, approuva la maîtresse de Bernard d'Andijos. Savezvous comment, à Paris, nous nommons les jeunes gens qui nous font la cour, à nous autres Précieuses ? Des « mourants ».