– Je ne veux pas mourir, fit Andijos d'un air sombre. Ce sont mes rivaux qui mourront.
– Doit-on laisser les dames faire tous leurs caprices ?
– Évidemment.
– Elles nous en mépriseront...
– Et nous tromperont...
– Doit-on admettre d'être trompé ?
– Certainement pas, dit Joffrey de Peyrac. Battez-vous en duel, messieurs, et tuez vos rivaux. « Qui n'est pas jaloux ne peut pas aimer. » – « Un soupçon sur mon amante, ardeur d'aimer augmente ! »
– Ce Chapelain du diable a pensé à tout !
*****
Angélique porta un verre à ses lèvres. Son sang circulait plus vite, et elle se mit à rire. Elle aimait la fin de ces repas parmi les gens du Sud, alors que tout à coup l'accent prenait l'éclat d'une fanfare, qu'on se lançait à la tête défis et galéjades et qu'un gentilhomme tirait son épée tandis qu'un autre accordait sa guitare.
– Chante ! Chante ! réclama-t-on soudain. La Voix du royaume.
Dans la loggia qui surplombait la galerie, les musiciens se mirent à jouer en sourdine. Angélique vit que la petite veuve avait posé sa tête sur l'épaule du petit duc. D'un doigt léger, elle cueillait des pastilles et les lui glissait entre les lèvres. Ils se souriaient.
Sur le ciel velouté, la lune apparut, ronde et limpide. Joffrey de Peyrac fit un signe et un valet alla de flambeau en flambeau pour souffler les bougies. Il fit très sombre, puis les yeux peu à peu s'habituèrent à la douce clarté lunaire ; mais les voix s'étaient assourdies et dans le soudain recueillement on entendait les soupirs de couples enlacés. Déjà certains s'étaient levés. Ils erraient dans les jardins ou dans les galeries ouvertes aux souffles embaumés de la nuit.
– Mesdames, dit encore la voix grave et harmonieuse de Joffrey de Peyrac, et vous, messieurs, soyez donc les bienvenus au palais du Gai Savoir. Quelques jours nous deviserons ensemble et mangerons à la même table. Des appartements vous sont préparés dans cette demeure. Vous y trouverez vins fins, pâtisseries et sorbets. Et lits confortables. Dormez-y seul si vous êtes d'humeur morose. Accueillez-y l'ami d'une heure... ou de votre vie, si bon vous semble. Mangez, buvez, faites l'amour... mais soyez discrets, car « l'amour ne doit point être divulgué pour garder toute saveur ». Un conseil encore... et qui est pour vous, mesdames. Sachez que la paresse est aussi une des grandes ennemies de l'amour. Dans ces pays où la femme est encore l'esclave de l'homme, en Orient et en Afrique, c'est à elle qu'il incombe, le plus souvent, de se dépenser pour mener son maître au plaisir. On vous a fait la part trop belle, en effet, sous nos ci eux civilisés. Vous en abusez parfois en répondant à notre fougue par une langueur... qui n'est pas loin de la torpeur. Apprenez donc à vous prodiguer avec une vaillance dont la volupté vous récompensera : « Homme hâtif, femme passive, font les amants sans plaisir. » J'achèverai sur une confidence d'ordre gastronomique. Messieurs, souvenez-vous que le vin de Champagne, dont quelques bouteilles rafraîchissent à votre chevet, a plus d'imagination que de constance. En d'autres termes, il est préférable de n'en pas trop boire pour se préparer au combat. Mais aucun vin n'est plus glorieux pour célébrer la victoire, réconforter d'une nuit heureuse et entretenir ardeur et force. Mesdames, je vous salue.
Il repoussa son fauteuil, croisa brusquement ses deux pieds sur la table et prenant sa guitare il se mit à chanter. Son visage masqué se tournait du côté de la lune. Angélique se sentait affreusement solitaire. Un monde ancien, cette nuit-là, renaissait de ses cendres à l'ombre de la tour d'Arsézat. Toulouse la chaude retrouvait son âme. La volupté avait droit de cité, et Cette jeune femme pleine de sève et de jeunesse ne pouvait y demeurer insensible. On ne s'entretient pas impunément de l'amour et de ses délices sans céder à une langueur déjà propice. Maintenant presque tous les convives avaient quitté la salle. Quelques-uns encore dans l'embrasure des fenêtres, un verre de rossolis à la main, se livraient aux câlineries du badinage. Mme de Saujac embrassait son capitaine. La longue soirée tiède, adoucie encore par les vins tins, les mets délicats rehaussés d'épices choisies, la musique et les fleurs, achevait son œuvre en livrant le palais du Gai Savoir à la magie de l'amour.
L'homme rouge continuait de chanter, mais lui aussi était solitaire.
« Qu'attend-il ? se disait Angélique. Que j'aille me jeter à ses pieds en lui disant : prends-moi. »
Un long frisson la secoua à cette pensée, et elle ferma les yeux. Elle n'était que trouble et contradictions. Alors que la veille encore l'avait vue prête à céder, elle se révoltait ce soir contre la séduction : « Il attire les jeunes femmes par des chants. » De loin cela avait paru si terrible, et de près c'était si merveilleux. Elle se leva, et sortit à son tour en se disant qu'elle « échappait à la tentation ». Puis aussitôt, pensant que cet homme était son époux devant Dieu, elle secoua la tête désespérément. Elle se sentait perdue et craintive. Élevée raidement, elle demeurait timide devant une vie trop libre. Elle était d'un temps où toute faiblesse se payait de remords et de scrupules.
Telle femme qui, cette nuit, se livrerait gémissante à l'étreinte de son amant, demain courrait s'abattre en larmes dans un confessionnal, réclamerait les grilles d'un couvent et le voile pour expier ses fautes. Angélique sentait bien que ce n'était pas au mariage mais à l'amour que Joffrey de Peyrac voulait l'asservir. Elle eût été mariée à un autre qu'il eût agi de même. Est-ce que la nourrice n'avait pas eu raison en disant que cet homme était au service du diable ?... En descendant le grand escalier, elle croisa un couple qui s'étreignait. La femme murmurait très vite comme une petite prière plaintive. Dans ce palais plein de soupirs, Angélique en robe blanche errait le long des jardins. Elle aperçut Cerbalaud, seul aussi, marchant à travers les allées et méditant, sans doute, aux discours qu'il tiendrait à son amie trop prude. Elle sourit.
« Pauvre Cerbalaud ! Restera-t-il fidèle à son amour, ou l'abandonnera-t-il pour une fille moins cruelle ?... »
D'un pas incertain, le chevalier de Germontaz descendait l'escalier. Il s'arrêta près d'Angélique en soufflant bruyamment.
– La peste soit de ces mômeries et mièvreries des gens du Sud ! Ma petite amie qui, jusqu'alors, s'était montrée de bon vouloir, vient de me planter un soufflet en travers la figure. Il paraît que je ne suis plus assez délicat pour elle.
– Il est vrai qu'entre un maintien paillard et un maintien ecclésiastique, vous avez le choix des attitudes. Ce dont vous souffrez, peut-être, c'est de ne pas avoir encore bien décidé de votre vocation.
Très rouge, il se rapprocha d'elle et elle reçut son haleine avinée en plein visage.
– Ce dont je souffre, c'est de me faire banderiller comme un taureau par des petites mijaurées de votre espèce. Moi, les femmes, voilà comment je les traite.
Avant qu'elle eût pu ébaucher un mouvement de défense, il l'avait saisie rudement et il lui plantait sa bouche humide et grasse sur les lèvres. Elle se débattit, soulevée de dégoût.
Chapitre 12
– Monsieur de Germontaz, dit tout à coup une voix.
Affolée, Angélique aperçut au sommet de l'escalier la silhouette rouge du comte de Peyrac. Celui-ci portait la main à son masque et le rejetait en arrière. Elle vit le visage qu'il pouvait rendre terrible au point de faire frémir les plus endurcis, lorsqu'il en convulsait les traits déformés. Très lentement, en accentuant sa claudication, il descendit, mais à la dernière marche un éclair brilla, tandis qu'il tirait son épée.