– Oh ! Joffrey, soupira Angélique, il me semble que je vais mourir. Pourquoi est-ce toujours plus merveilleux ?
– Parce que l'amour est un art où l'on se perfectionne, belle amie, et que vous êtes une merveilleuse élève...
Repue, elle cherchait maintenant le sommeil en se blottissant contre lui. Comme le torse de Joffrey paraissait brun dans les dentelles de la chemise !... Et que cette odeur de tabac était donc enivrante !
Chapitre 13
Environ deux mois plus tard, une petite troupe de cavaliers que suivait un carrosse aux armoiries du comte de Peyrac, gravissait une route corniche vers le petit bourg de Salsigne dans l'Aude.
Angélique, que ce voyage avait d'abord enchantée, commençait à se sentir fatiguée. Il faisait très chaud et il y avait beaucoup de poussière. Et surtout le bercement du pas de son cheval l'ayant portée à la méditation, elle avait d'abord observé sans complaisance le moine Conan Bécher qui, monté sur une mule, laissait pendre ses longues jambes maigres et ses pieds chaussés de sandales, puis elle avait réfléchi aux conséquences de la rancune entêtée de l'archevêque. Enfin Salsigne évoquant pour elle la silhouette noueuse de Fritz Hauër, elle avait réfléchi à la lettre de son père, que le Saxon lui avait apportée en débarquant à Toulouse avec son chariot, sa femme et ses trois blonds enfants qui, malgré leur temps passé au Poitou, ne parlaient qu'un rugueux patois germanique.
Angélique avait beaucoup pleuré en recevant cette lettre, car son père lui annonçait la mort du vieux Guillaume Lützen. Elle était allée se cacher dans un coin obscur et avait sangloté des heures entières. Même à Joffrey, elle n'eût pu expliquer ce qu'elle ressentait et pourquoi son cœur se brisait lorsqu'elle imaginait le vieux visage barbu avec ses pâles yeux sévères, mais qui avaient su être si doux jadis pour la petite Angélique. Cependant, le soir, son mari l'ayant caressée et câlinée très doucement, sans lui poser de questions, sa peine s'était un peu atténuée. Le passé était le passé.
Mais la lettre du baron Armand avait fait surgir des petits fantômes pieds nus et les cheveux pleins de paille, dans les couloirs glacés du vieux château de Monteloup où l'été les poules se mettaient à l'ombre.
Le baron se plaignait aussi. La vie continuait d'être difficile, bien que chacun eût le nécessaire grâce au commerce des mulets et aux générosités du comte de Peyrac. Mais le pays avait été ravagé par une affreuse famine ; cela, ajouté aux tracasseries des gabelous contre les faux-sauniers, avait amené la révolte des habitants du Marais. Émergeant tout à coup de leurs roseaux, ils avaient pillé plusieurs bourgs, refusé l'impôt et tué des commis et agents de perception. Il avait fallu envoyer contre eux les soldats du roi et les poursuivre « filant comme anguilles dans les chenaux ». Il y avait eu beaucoup de pendus au coin des routes. Angélique réalisait tout à coup ce que cela signifiait que d'« être » l'une des plus grandes fortunes de la province. Elle avait oublié ce monde oppressé, hanté par la crainte des taxes et des exactions. Est-ce que dans l'éblouis sèment de son bonheur et de son luxe elle n'était pas devenue très égoïste ? Peut-être l'archevêque se serait-il montré moins tracassier si elle avait su le séduire en s'occupant de ses bonnes œuvres ?
Elle entendit soupirer le pauvre Bernalli.
– Quelle route ! C'est pire que nos Abruzzes ! Et votre beau carrosse là-dedans. Il n'en restera que bûchettes. C'est un véritable crime !
– Je vous ai pourtant supplié d'y monter, dit Angélique. Il aurait au moins servi à quelque chose.
Mais le galant Italien protesta, non sans toucher ses reins douloureux.
– Fi, signora, un homme digne de ce nom ne saurait se prélasser dans un carrosse, tandis qu'une jeune dame voyage à cheval.
– Vos scrupules sont surannés, mon pauvre Bernalli. Maintenant on ne fait plus tant de manières. Enfin, tel que je commence à vous connaître, je suis sûre qu'il vous suffira d'apercevoir notre machinerie hydraulique, basculant et projetant de l'eau, pour vous guérir de vos courbatures.
Le visage du savant s'illumina.
– Vraiment, madame, vous vous souvenez de ma marotte pour cette science que j'appelle l'hydraulique ? Votre mari n'a pas manqué de m'allécher en me signalant qu'il avait construit à Salsigne une machine pour élever l'eau d'un torrent coulant dans une gorge profonde. Il ne m'en fallait pas plus pour me jeter de nouveau sur les routes. Je me demande s'il n'a pas découvert là le mouvement perpétuel.
– Vous vous abusez, mon cher, dit derrière eux la voix de Joffrey de Peyrac, il ne s'agit que d'un modèle imitant ces béliers hydrauliques dont j'ai vu des exemples en Chine, et qui peuvent élever l'eau de cent cinquante toises et plus. Tenez, voyez là-bas. Nous arrivons.
Ils se trouvèrent bientôt sur la rive d'un petit gave torrentiel et purent apercevoir une sorte de caisse à bascule qui pivotait subitement autour d'un axe pour projeter périodiquement, en une belle parabole, une fusée d'eau à très grande hauteur. Cette fusée d'eau retombait dans une espèce de bassin situé en surélévation d'où elle descendait ensuite très doucement, recueillie par des canalisations en bois. Un arc-en-ciel artificiel nimbait cette machinerie de ses irisations multicolores, et Angélique trouva le bélier hydraulique très joli, mais Bernalli parut déçu et dit avec ressentiment :
– Vous perdez là dix-neuf vingtièmes du débit de votre gave. Ceci n'a absolument rien à voir avec le mouvement perpétuel !
– Je me moque de perdre du débit et de la force, observa le comte. Ce que j'y vois, c'est que j'ai de l'eau à la hauteur et le petit débit me suffit pour concentrer ma roche aurifère broyée.
On remit au lendemain la visite de la mine. Des logements modestes mais suffisants avaient été préparés par le capitoul du village. Un chariot avait apporté lits et malles. Peyrac laissa les maisons à la disposition de Bernalli, du moine Bécher et d'Andijos, qui naturellement était de la partie.
Lui-même préférait l'abri d'une grande tente à double toit, qu'il avait rapportée de Syrie.
– Je crois que nous avons hérité des croisades l'habitude de camper. Par cette chaleur et dans ce pays, qui est le plus sec de toute la France, vous verrez, Angélique, que l'on y est bien mieux que dans une construction de pierres et de terre battue.
En effet, le soir venu, elle savoura l'air frais qui descendait des montagnes. Les pans de la tente, relevés, laissaient apercevoir le ciel rosi par le couchant, et l'on entendait, sur les bords du Gave, les chants tristes et solennels des mineurs saxons. Joffrey de Peyrac semblait soucieux, contre son habitude.
– Je n'aime pas ce moine ! s'exclama-t-il soudain avec violence. Non seulement il ne comprendra rien, mais il interprétera tout selon sa mentalité tortueuse. J'aurais préféré encore m'expliquer avec l'archevêque, mais celui-ci veut un « témoin scientifique ». Ah ! ah ! Quelle plaisanterie ! Tout vaudrait mieux que ce fabricant de patenôtres.