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Les briques de la cavité centrale du four, constituant une sorte de creuset ouvert, étaient très blanches, légères et poreuses. Elles étaient fabriquées avec des ossements d'animaux dont les cadavres amoncelés dans le voisinage dégageaient une puanteur de charnier. Celle-ci, mêlée aux odeurs d'ail et de soufre, rendait l'atmosphère assez pénible à respirer.

De rouge qu'il était de chaleur et d'excitation, le moine Bécher devint livide en apercevant le tas d'ossements, et il se mit à se signer et à marmonner des exorcismes. Le comte ne put se retenir de rire et dit à Bernalli :

– Voyez donc l'effet de nos travaux sur ce moderne savant. Quand je pense que la coupellation sur cendre d'os était un jeu d'enfants au temps des Romains et des Grecs !

Toutefois, Bécher ne se déroba pas devant le spectacle terrifiant. Très pâle et continuant d'égrener son chapelet, il demeura les yeux fixés sur les préparatifs du vieux Saxon et de ses adjoints.

L'un d'eux ajoutait des braises dans la forge et l'autre activait le soufflet à pédale, pendant que le plomb commençait à fondre d'un coup, pour se rassembler ensuite dans le centre de l'excavation ronde constituée par des briques d'os du four. Quand tout fondit, on força le feu encore et le plomb se mit à fumer. Sur un signe du vieux Fritz, un gamin apparut portant un soufflet dont le bout était engagé dans un morceau de tube de terre réfractaire. Il posa cette pointe au bord de la cuve et se mit à souffler du vent froid à la surface rouge sombre du pain de plomb fondu.

Soudain, avec un bruit sifflant, l'air soufflé contre le métal liquide s'illumina et s'agrandit. La tache lumineuse augmenta d'intensité, passa au blanc éclatant et s'étendit à l'ensemble du métal.

Avec hâte, les jeunes aides enlevèrent alors toute braise incandescente au-dessous du four. Les gros soufflets s'arrêtèrent également.

La coupellation se poursuivit seule : le métal était bouillonnant et éblouissait par sa vue. De temps en temps, il se recouvrait d'un voile sombre, puis ce voile se déchirait en formant des plaques obscures dansant à la surface du liquide illuminé, et lorsqu'une de ces îles flottantes arrivait au bord du bain, comme par magie elle était happée par les briques, et la surface apparaissait plus nette et plus éclatante. Simultanément, le ménisque de métal diminuait à vue d'œil. Puis il se réduisit à la taille d'une grande crêpe, devint plus sombre et s'embrasa d'un éclair subit. À ce moment Angélique vit nettement que le métal restant frémissait violemment et enfin se figeait et devenait très sombre.

– C'est le phénomène de l'éclair décrit par Berzélius, qui a beaucoup travaillé sur la coupellation et le « départ », dit Bernalli. Mais je suis très heureux d'avoir assisté à une opération métallurgique que je ne connaissais que livresquement.

L'alchimiste ne disait rien. Son regard était absent et vague. Cependant, Fritz saisissait la galette avec une pince, puis la trempait dans l'eau et la présentait à son maître, jaune et brillante.

– Or pur, murmura avec respect le moine alchimiste.

– Pourtant il n'est pas absolument pur, dit Peyrac. Sinon nous n'aurions pas vu le phénomène de l'éclair, qui trahit la présence de l'argent.

– Je serais curieux de savoir si cet or résiste à l'esprit-de-nitre et aussi à l'esprit-de-sel ?

– Évidemment, puisque c'est de l'or véritable !

Remis de son émotion, le religieux demanda s'il pouvait avoir un petit échantillon de ce produit pour le remettre à son bienfaiteur l'archevêque.

– Prenez donc pour lui cette galette d'or brut tiré des entrailles de nos Corbières, dit le comte de Peyrac, et faites-lui bien comprendre que cet or vient d'une roche qui en contient déjà, et que c'est à lui de découvrir sur ses terres quelque gisement qui le rendra riche.

Conan Bécher enveloppa soigneusement le précieux gâteau, pesant au moins deux livres, dans un mouchoir et ne répondit rien.

*****

Le voyage de retour fut coupé par un incident minime en apparence, mais qui, par la suite, devait jouer un certain rôle dans la vie d'Angélique et de son mari. À mi-route de Toulouse, le deuxième jour du voyage, le cheval bai qu'elle montait se mit à boiter, blessé par un silex de la route caillouteuse. Il n'y avait pas de cheval de rechange, à moins d'en retirer un du carrosse, qui en comportait quatre ; mais Angélique eût cru déchoir en montant une grossière bête de trait. Elle se réfugia donc dans le carrosse où Bernalli, piètre cavalier, avait déjà pris place. Le voyant ainsi rompu pour la moindre promenade, Angélique l'admirait d'autant plus d'entreprendre ces longs voyages pour venir contempler un bélier hydraulique ou discuter de la pesanteur des corps. De plus, banni de plusieurs pays, l'Italien était pauvre et voyageait sans valets, sur des chevaux de louage. Malgré le mouvement de tangage de la voiture, il était ravi de ce qu'il appelait un « remarquable confort », et quand Angélique lui demanda en riant une petite place il retira avec confusion ses jambes, qu'il avait étendues sur la banquette.

Le comte et Bernard d'Andijos caracolèrent pendant quelque temps à côté du carrosse, mais la route était étroite et très poudreuse, ils durent suivre à distance, à cause de la poussière soulevée par l'équipage. Deux valets à cheval précédaient celui-ci.

La route devenait de plus en plus étroite et en lacet. À la sortie d'un tournant, le carrosse s'arrêta avec un grincement, et ses occupants virent un groupe de cavaliers qui paraissait leur barrer le passage.

– Ne vous inquiétez pas, madame, dit Bernalli en mettant la tête à la portière, ce ne sont que les laquais d'un autre équipage qui vient en sens inverse.

– Mais nous n'allons jamais pouvoir nous croiser sur cette corniche, s'écria Angélique.

Les valets des deux partis s'injuriaient copieusement. Les nouveaux venus, avec beaucoup d'insolence, prétendaient faire reculer le carrosse de M. de Peyrac et, pour bien montrer qu'ils estimaient avoir droit de passage en premier chef, l'un des laquais commença à distribuer de grands coups de fouet qui touchèrent un peu au hasard les gens du clan opposé et les chevaux de l'attelage. Les bêtes se cabrèrent, la voiture oscilla et Angélique eut l'impression qu'ils allaient verser dans le ravin. Elle ne put s'empêcher de pousser un cri.

Joffrey de Peyrac arrivait sur ces entrefaites. Il eut une expression terrible et, allant jusqu'à l'homme au fouet, il le fustigea de sa cravache en pleine face. À ce moment, la seconde voiture arrivait et stoppait dans un grincement d'essieux. Il en jaillit un gros homme apoplectique, engoncé d'un jabot de dentelles et de rubans, et qui était aussi couvert de poudre que de poussière. Les apprêts de sa toilette joints à la sueur du voyage composaient un curieux mélange. Il agita une canne à pomme d'ivoire, nouée d'une rosette de satin, et s'écria :

– On ose frapper mes gens ! Ignorez-vous, espèce de cavalier butor, que vous avez affaire au président du parlement de Toulouse, baron de Massenau, seigneur de Pouillac et autres lieux ?... Je vous prie de vous écarter et de nous laisser passer.

Le comte se retourna et salua avec grandiloquence.

– Très heureux. Êtes-vous parent d'un sieur Massenau, clerc de notaire, dont on m'a parlé ?

– Monsieur de Peyrac ! s'exclama l'autre, un peu déconcerté.

Mais sa colère, échauffée par l'ardeur d'un soleil à son zénith, ne s'apaisa pas pour autant et son visage tourna au violet.

– Pour être fort récente, je vous ferai remarquer que ma noblesse est aussi authentique que la vôtre, comte ! Je pourrais vous montrer les quittances de la chambre du roi certifiant mon anoblissement.

– Je vous fais confiance, messire Massenau. La société geint encore de vous avoir hissé si haut.

– Je veux que vous me rendiez compte de cette allusion. Que me reprochez-vous ?