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Ce sombre et solitaire cavalier, arrivé par un temps d'orage et de fin du monde, avait parlé de choses inconnues et singulières, d'hommes rouges aux cheveux de plumes, de terres vierges peuplées de monstres anciens…

Mais, à l'époque – il y avait maintenant plus de vingt années de cela – l'étrangeté de sa visite n'avait résidé ni dans son apparition insolite ni dans l'exotisme de ses propos. Non. Sa visite était restée celle d'un messager du destin, redoutable et mal compréhensible, celui d'un appel au loin. À cet appel, venu de l'autre bout du monde, son frère aîné Josselin avait répondu aussitôt. Il avait quitté sa famille, son pays et personne n'avait jamais su ce qu'il était devenu1.

– Mais ce pasteur Rochefort doit être mort aujourd'hui ? dit-elle d'une voix qui lui parut faible et mal assurée

– Oh ! non. Il est très vieux, mais il voyage toujours.

Le jeune garçon continua plus bas :

– En ce moment, il est à La Rochelle. Personne ne doit savoir qui le cache, sans cela il serait immédiatement arrêté. Cela vous intéresserait-il de le voir et de l'entendre, dame Angélique ?

Et, comme elle avait fait un signe affirmatif, il lui fourra quelque chose dans la main.

C'était une grossière piécette de plomb sur laquelle on pouvait discerner une croix surmontée d'une colombe.

– Avec ce « méreau » vous pourrez vous présenter à l'Assemblée qui doit se tenir près du hameau de Jouvex, lui expliqua Martial. Là, vous verrez et entendrez le pasteur Rochefort. Il doit y prendre la parole, car c'est pour lui qu'a lieu l'Assemblée. Il y aura plus de dix mille des nôtres...

Chapitre 4

Le jeune garçon avait exagéré en pensant que « l'Assemblée au désert », à laquelle se rendait Angélique, réunirait dix mille fervents.

La crainte retenait beaucoup de ceux-ci et le fond de cette saline asséchée et entourée de digues, sur lesquelles s'entassaient encore des monceaux considérables de sel, pouvait tenir difficilement quelques milliers de pèlerins au plus.

La saline désaffectée avait été choisie parce qu'elle formait un ravin isolé, limité par deux arêtes rocheuses, dissimulant ce repli à ceux qui traversaient la plaine marécageuse autour de La Rochelle. La mer était proche et apportait l'accompagnement de sa rumeur au bourdonnement des voix. On se saluait au fur et à mesure des arrivées, on s'installait en échangeant quelques commentaires.

Un demi-cercle de pierres calcaires formait un grossier amphithéâtre autour d'une petite table devant laquelle devait parler le prédicateur.

– Ceci est la chaire, et l'autre qu'où apporte est la table de la communion, lui expliqua Martial.

Il avait tenu à l'accompagner, fier de l'avoir « recrutée ». Avec lui, elle avait pris place dans la carriole du boulanger du quartier, dont le mitron de fils, Anasthase, était un autre ami du jeune Berne.

Tante Anna et Séverine qui arrivaient dans une autre carriole transportant le papetier, sa femme et sa fille, eurent un haut-le-corps en apercevant « la Papiste ». On les vit, de loin, discuter avec maître Gabriel qui les escortait à cheval, en lui démontrant sans doute les dangers de cette présence. Le marchand haussait les épaules. Un remous de la foule cacha le groupe. On apportait un plat d'étain recouvert d'un linge blanc sous lequel on devinait la forme d'une tourte de pain, puis deux coupes d'étain. Au pied de la table fut déposée une cruche de grès également protégée d'un linge.

Angélique avait beaucoup hésité à se rendre à cette assemblée. Elle risquait les plus graves sanctions si une chose pareille s'ébruitait. Mais ici, presque tout le monde risquait quelque chose, qui des amendes ruineuses, qui la prison, qui la mort même, comme ces « convertis », lesquels se glissaient tristement, honteusement parmi leurs anciens coreligionnaires, n'ayant pu résister aux tourments qui les poursuivaient depuis leur abjuration.

Tous ces gens traqués étaient vêtus de noir ou de couleurs sombres. L'un des plus grands armateurs de La Rochelle, Manigault, apparut au contraire, très digne dans un habit de velours prune, bas noirs et souliers à boucles d'argent. Chacun le trouva fort bel homme, suivi de son nègre Siriki. Il tenait par la main son fils Jérémie, dont il était très fier, un charmant séraphin aux longues boucles blondes que ses quatre sœurs et sa mère adulaient comme un petit roi.

La famille de l'avocat Carrère était là également, au grand complet. L'ampleur de Mme Carrère annonçait une onzième maternité.

Quelques authentiques gentilhommes se reconnaissaient à leurs épées. Ils se groupaient entre eux et ils se mirent à parlementer.

– Place, place pour Mme de Rohan !

Des valets apportaient, au premier rang, un fauteuil en tapisserie dans lequel prit place une vieille dame autoritaire, la main montrant des serres de vieille chouette, sur sa canne à pommeau d'argent.

L'affluence était maintenant à son comble. Mais tout se passait dans l'ordre. Des jeunes gens circulaient présentant une poche de toile où l'on déposait la contribution demandée pour l'entretien des ministres du culte. La plupart des gens étaient assis par terre, parmi les résidus poisseux de sel marin. Les plus riches ou les plus prévoyants avaient apporté des coussins, des sacs et, certains, des chaufferettes à charbon de bois, car il faisait fort frais et venteux.

Sur la lande, on pouvait apercevoir, attachés aux maigres tamaris ou gardés par des garçons obligeants, les chevaux, les ânes, les mulets de tous les assistants. Les garçons devaient aussi servir de sentinelles pour signaler l'approche possible de dragons du Roi. Les charrettes, brancards levés, attendaient la fin de la cérémonie.

Un cantique s'éleva bientôt, repris par le chœur sourd et puissant de la foule.

Trois personnages vêtus de noir et coiffés d'immenses chapeaux ronds, également noirs, s'avancèrent vers le centre occupé par les tables.

L'un d'eux était le pasteur Beaucaire. Mais Angélique examina avidement le plus grand et le plus âgé du groupe. Malgré les cheveux blancs qui encadraient ce visage hâlé et ridé, elle reconnaissait « l'Homme noir », le voyageur légendaire de son enfance. Sa vie vagabonde, les dangers affrontés dans ses multiples pérégrinations semblaient avoir conservé bien droit son corps sec et maigre.

Le troisième pasteur était un personnage trapu et rougeaud, au regard vif et autoritaire. Ce fut lui qui prit la parole d'une voix forte et qui portait loin.

– Mes frères, le Seigneur a voulu faire tomber mes chaînes et c'est pénétré d'un profond bonheur que je puis à nouveau élever la voix parmi vous. Ma personne n'a aucune importance. Je ne suis qu'un serviteur de Dieu, mais écrasé par une tâche immense : le souci de mon petit troupeau, c'est-à-dire de vous tous, réformés de La Rochelle, qui cherchez la voie du salut parmi des embûches clique jour plus rudes...

À son discours, Angélique comprit qu'il s'agissait du pasteur Tavenaz, responsable du Colloque de La Rochelle, c'est-à-dire de l'ensemble des églises protestantes de la ville. Lui aussi, il était sorti récemment de prison où il avait été retenu six mois.

– Certains d'entre vous sont venus me trouver en me disant : « Devons-nous prendre les armes, comme nos pères l'ont fait jadis ? »... question que, peut-être, beaucoup se posent dans le secret, cédant à la tentation dangereuse de la haine qui n'est pas toujours aussi bonne conseillère que la prudence. Je commencerai donc par vous donner mon jugement : je suis pour la non-violence. Loin de moi l’idée de minimiser l'héroïsme de nos pères qui ont su affronter les horreurs du siège de 1628, mais notre confession est-elle sortie grandie de cette immense et fière rébellion ? Hélas ! non ! Peu ne s'en est fallu qu'il n'y eût plus un seul huguenot dans La Rochelle et que notre foi devînt à jamais absente de ces murs !