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– C'est vrai, j'ai même fait des pieds et des mains pour revenir en France. Maintenant je fais des pieds et des mains pour retourner là-bas... À Paris, quel ennui ! il y avait bien un petit estancot, du côté du Vieux Temple, où l'on pouvait boire du vrai café, et rencontrer quelques chevaliers de Malte, quelques Turcs... On m'a envoyé ici pour m'occuper de retirer le monopole des assurances aux protestants... j'en ai profité pour tâter certains commerçants... Ces Rochelais ont des ramifications partout. L'un d'eux, derechef, m'envoie à Candie. Je pars mardi, conclut-il rayonnant.

– Et l'administration royale ?

Rochat eut un geste fataliste :

– Que voulez-vous ! Il arrive un moment où un homme intelligent commence à s'apercevoir qu'à servir les autres, c'est-à-dire l'État, on lui fait jouer un peu la dupe. J'ai toujours possédé des qualités de commerçant. L'heure vient de m'en servir. Quand je serai riche, je ferai venir ma famille...

De le savoir sur le départ rassurait beaucoup la jeune femme. Elle pouvait parler plus franchement.

– Monsieur, promettez-moi le secret sur ce que je vais vous confier ?

Elle lui confirma qu'elle était bien la marquise du Plessis-Bellière. À son retour en France, elle s'était heurtée au Roi, mécontent d'un départ qu'il avait interdit. Tombée en disgrâce, elle s'était vue ruinée et contrainte de mener une vie fort modeste.

– Dommage ! Dommage ! dit Rochat. En Orient, on n'aurait pas laissé tomber dans l'abaissement des qualités aussi éclatantes que les vôtres.

Tout à coup, il se pencha :

– Vous savez, Il a quitté la Méditerranée !

– Qui cela ?

– Est-ce qu'on demande : qui cela ? quand on a bourlingué comme vous par là-bas... Le Rescator, té !...

Et comme elle le regardait un peu fixement, sans réagir.

– Le Rescator ! répéta-t-il avec agacement. Ce pirate masqué qui vous a achetée trente-cinq mille piastres au batistan de Candie et auquel vous avez joué le plus mauvais tour qu'on ait jamais joué de mémoire d'esclave... On dirait que vous ne vous rappelez pas que tout cela vous est arrivé !

Elle reprenait des couleurs. Absurde de s'émouvoir ainsi pour un nom !

– Quitté la Méditerranée ? interrogea-t-elle. Il y était pourtant tout-puissant. A-t-on au moins su pourquoi ?

– On a dit que c'était à cause de vous.

– De moi !...

Elle se troublait à nouveau et son cœur battait irrégulièrement.

– S'estimait-il ridiculisé par ma fuite au point de ne plus pouvoir accepter les sarcasmes de ses confrères pirates ?

– Non, ce n'est pas cela... Bien que, dès l'instant où votre évasion lui a été connue, ses gardes marocains aient passé un sacré mauvais moment. Peu s’en fallut qu'il ne les pendît tous. Mais ce n'est pas dans ses mœurs. Finalement il s'est contenté de les renvoyer à Moulay Ismaël, en les désignant comme chiens incapables. Je gage que les pauvres diables auraient bien préféré être pendus. Ah ! vous pouvez vous vanter d'avoir fait couler des larmes c : du sang en Méditerranée, madame ! Et pour finir, La Rochelle ! Enfin !...

– Mais pourquoi à cause de moi ? insista Angélique.

– C'est une histoire avec Mezzo-Morte, son pire ennemi. Vous souvenez-vous au moins de Mezzo-Morte, l'amiral d'Alger ?

– Je n'aurais garde de l'oublier, puisqu'il m'a capturée à son tour.

– Eh bien ! Mezzo-Morte se vantait de tenir par vous le moyen de chasser à jamais le Rescator de la Méditerranée. Dès qu'il vous a eue en sa possession, il a envoyé un messager à Candie... Mais auparavant, il faut que je vous raconte une autre chose. Peu après votre fuite, deux ou trois jours plus tard, je crois, le Rescator m'a fait demander.

– Vous ?

– Oui, moi. Suis-je donc un si piteux personnage que je ne puisse fréquenter les grands princes pirates ?... J'avais déjà approché Sa Seigneurie, ne vous en déplaise. C'était l'un des plus gais personnages que l'on pût rencontrer au cours de l'existence, mais cette fois je dois admettre que son état d'esprit correspondait assez bien à son aspect ténébreux. Ce masque, c'est déjà déplaisant pour l'interlocuteur, mais lorsqu'un regard perçant et furieux vous arrive par ces deux fentes de cuir, on préférerait être ailleurs. Il s'était retiré dans son palais de Mylos. Quelle demeure merveilleuse : remplie de bibelots rares ! Son chébec était trop endommagé par l'incendie pour qu'il pût songer à vous poursuivre. D'ailleurs, si je me rappelle bien, il y a eu alors une violente tempête. Aucun navire ne pouvait sortir de la rade... Le Rescator avait entendu dire que je vous connaissais. Il m'a longuement interrogé sur vous.

– Sur moi ?

– Dame ! une esclave qu'on a payée trente-cinq mille piastres, on ne la voit pas s'envoler avec le sourire. Je lui ai dit ce que je savais sur vous. Comment vous étiez une grande dame française en faveur près du roi Louis XIV, immensément riche, puisque vous étiez même propriétaire de la charge de consul de Candie. Et puis comment je vous avais trouvée entre les mains d'Escrainville, mon ancien condisciple de l'École des Langues orientales à Constantinople. J'ai même fini par lui raconter comment je m'étais démené pour vous faire acheter par les chevaliers de Malte... Vous êtes témoin, chère madame, que j'ai fait de mon mieux ! D'ailleurs, j'ai effectivement reçu les cinq cents livres que vous m'aviez fait envoyer de Malte. C'est ainsi qu'on a appris à Candie que vous n'aviez pas péri dans la tempête, comme chacun le supposait.

Rochat but une gorgée de vin.

– ... Hum ! Je suppose qu'aujourd'hui, vous ne m'en voudrez pas en apprenant que j'ai cru bon d'aller avertir de la chose monseigneur Le Rescator... C'est un homme envers lequel j'avais malgré tout des obligations... Il est fort généreux, n'est-ce pas, l'argent ne lui coûte rien. Et puis, enfin, c'était quand même votre maître et il est normal qu'on aide un propriétaire à récupérer son bien... Pourquoi souriez-vous ?... Parce que vous me trouvez plus oriental que nature... Je l'ai donc averti. Mais alors qu'il allait s'embarquer pour Malte, le messager de Mezzo-Morte est arrivé... Pourquoi paraissez-vous si effondrée tout à coup ?

– Si vous connaissez la réputation de Mezzo-Morte vous devez vous douter que cela n'évoque pas pour moi d'agréables moments, fit Angélique de plus en plus bouleversée malgré elle.

– Le Rescator est donc parti pour Alger. Là, nous n'avons jamais su ce qui s'était passé. Quand je dis « nous » je parle de tout ce qui cabote, navigue et commerce par là-bas... de la Méditerranée enfin !... Peu de détails ont transpiré. Il semble que Mezzo-Morte se soit livré à une sorte de chantage : ou le Rescator ignorerait toujours ce que vous étiez devenue, ou Mezzo-Morte lui révélerait le lieu de votre retraite contre l'échange de son serment de quitter à jamais la Méditerranée, afin de le laisser régner seul, lui, l'amiral d'Alger... Beaucoup ont dit qu'il était stupide de supposer que le Rescator pût mettre en balance son pouvoir immense, sa fortune encore plus immense, sa situation imprenable de trafiquant de l'argent, avec une simple esclave, si belle fût-elle... Mais il faut croire que Mezzo-Morte savait ce qu'il faisait car le Rescator... cet orgueilleux, cet imbattable, est passé sous les fourches caudines.

– Il a accepté ?... fit Angélique dans un souffle.

– Oui !

Les yeux un peu myopes de l'ancien fonctionnaire colonial se firent rêveurs.

– Une folie complète... Personne n'a compris. Il faut croire que vous lui aviez inspiré plus que du désir... de l'amour. Sait-on jamais ?

Angélique écoutait, le souffle court.

– Et alors ?

– Alors ?... Que vous dire ? Sans doute Mezzo-Morte lui a-t-il confié qu'il vous avait vendue au Sultan du Maroc, et le Rescator a-t-il appris que celui-ci vous avait égorgée... D'autres disaient aussi que vous vous étiez échappée et que vous étiez morte en chemin. Je vois qu'en fin de compte, ni l'une ni l'autre des versions n'étaient exactes puisque vous êtes bien vivante au royaume de France.