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– Qui va aller chercher M. de Bardagne ? interrogea-t-il.

– Je reste ici et mes hommes avec moi, clama 5 ramier avec un sourire sardonique.

– Alors j'y vais, dit Angélique.

Elle avait déjà sa mante sur les épaules. Elle dévala l'escalier.

– Courez, courez toujours, ricana Baumier.

Angélique traversa la ville, sans avoir le temps de se tordre les pieds sur les pavés ronds, tant elle se hâtait. Au domicile de M. de Bardagne, on lui dit : « Au Palais de Justice ». Au Palais de Justice, après bien des détours, un commis put la renseigner M. de Bardagne était en visite chez le grand armateur Jean Manigault.

Angélique repartit portée par les ailes du vent. Que pouvait-il se passer pendant ce temps-là dans la maison des remparts qu'elle avait laissée plus chargée de passions assassines qu'une poudrière ? Entre les sarcasmes de Baumier, la grossièreté des soldats, l'indignation et la colère des protestants, les étincelles n'allaient pas manquer de jaillir ! Et elle avait oublié Honorine, là-bas ! Quelle imprudence ! Elle se voyait déjà devant une maison déserte, les scellés sur la porte, tout le monde en prison, on ne savait où...

Elle était morte d'anxiété en parvenant devant le superbe hôtel des Manigault.

M de Bardagne faisait collation avec la famille Manigault sous les portraits attentifs d'une dynastie d'armateurs rochelais. Dans la pièce régnait une bonne odeur de chocolat poivré que l'esclave Siriki versait d'un pot d'argent tandis qu'une montagne de fruits exotiques : ananas, pamplemousses, mêlés à de beaux pampres du pays, se dressait au centre de la table dans un bassin de porcelaine. Angélique n'eut pas un regard pour toutes ces splendeurs. Elle se précipita essoufflée vers le lieutenant du Roi.

– Monsieur, je vous en prie, venez vite. Maître Gabriel Berne vous appelle à son secours. Il n'espère plus qu'en vous.

M. de Bardagne se leva très galant et impressionné par cette apparition. Angélique, le teint animé par la course, les yeux brillants, la poitrine frémissante sous son corsage noir, rayonnait à son insu une fièvre assez troublante. Son émoi, son expression suppliante, joints au plus beau regard du monde, ne pouvaient laisser insensible un homme fervent amateur du sexe faible. Et c'était bien le cas pour Nicolas de Bardagne.

– Madame, calmez-vous et expliquez-vous sans crainte, dit-il en adoucissant l'éclat de ses yeux gris et en veloutant sa voix. Vous m'êtes inconnue mais je ne vous en écouterai pas moins avec la plus grande bienveillance.

Angélique comprenant son incorrection vis-à-vis de M. Manigault et de sa grosse épouse, leur adressa une révérence hâtive. Puis, d'une voix hachée, elle fit le récit des derniers événements survenus en la maison de maître Gabriel Berne... Des choses épouvantables allaient se passer, s'étaient peut-être déjà passées... Elle eut un bref sanglot.

– Mais voyons, voyons, calmez-vous, répéta M. de Bardagne. Pourquoi cette femme se met-elle dans un état pareil ? dit-il en prenant les Manigault à témoin, il n'y a pas là de quoi fouetter un chat !...

– C'est bien encore une des façons de maître Berne de se mettre dans un mauvais cas, dit Mme Manigault acide.

– Mais voyons, ma bonne Sarah, il ne peut tout de même pas laisser traîner son oncle sur une claie, protesta l'armateur.

– Tout ce que je sais c'est qu'il n'y a qu'à lui que ces choses-là arrivent, dit sentencieusement la grosse femme.

Elle frappa dans ses mains.

– Mes filles, allez revêtir vos capulets de velours noir et qu'on mette à Jérémie son costume de drap. Mous devons nous rendre auprès du pauvre Lazare pour l'accompagner de nos prières dans la demeure éternelle.

– C'est vrai, on ne m'avait pas averti de sa mort, dit Manigault soudain tout retourné.

– Je vous devance, prévint M. de Bardagne jovial, cette dame a une trop grande hâte de s'assurer de ma présence pour que je puisse m'attarder.

Il fit monter Angélique dans son carrosse personnel qui attendait, flanqué de deux archers.

– Mon Dieu, pourvu que nous n'arrivions pas trop tard, murmurait Angélique, monsieur, faites presser le train.

– Que vous êtes nerveuse, ma chère enfant ! Je parierais sans peine que vous n'êtes pas originaire de La Rochelle.

– Non, en effet. Pourquoi ?

– Parce que vous seriez habituée à ce genre d’histoires qui, quoi qu'en dise dame Sarah, sont fréquentes dans notre ville. Hélas ! je suis parfois obligé de sévir. Trop d'endurcissement dans le mal mérite châtiment. Cependant, je reconnais qu'en l'occurrence Lazare Berne n'a pas ajouté à son entêtement, consacré par quatre-vingts années de croyances funestes, la faute impardonnable du reniement...

– Et vous n'allez pas laisser cet affreux petit bonhomme le traîner dans la boue ?

Le lieutenant du Roi se mit à rire en montrant ses dents fort blanches et bien faites sous sa moustache châtaigne.

– C'est Baumier que vous désignez ainsi ? Cela lui va assez bien, je le reconnais.

Il s'assombrit légèrement.

– ... Je ne suis pas toujours d'accord avec lui sur les méthodes à employer... Mais pardonnez-moi, il me semble, d'une part, vous découvrir pour la première fois et, d'une autre part, vous avoir déjà vue... S'il en est ainsi, comment ai-je pu oublier le nom d'une aussi charmante personne !...

– Je suis la servante de maître Gabriel Berne.

Tout à coup, il se souvint :

– J'y suis. Je vous ai aperçue en effet chez maître Berne ce fameux soir où les capucins du couvent des Minimes sont venus me chercher par le collet pour convertir ce pauvre Lazare soi-disant mourant. Maître Gabriel rentrait alors de voyage et vous l'accompagniez...

Il ajouta avec sévérité :

– ... Vous avez un enfant qui, selon la loi, doit être élevé dans la religion catholique.

– Je me souviens que vous avez dit que ma fille était sans doute une bâtarde, dit Angélique ayant décidé en son for intérieur que pour éviter une enquête à son égard il valait mieux qu'elle joue cartes sur table, eh bien ! vous avez raison, elle l'est.

M. de Bardagne sursauta devant cet accès de franchise.

– Pardonnez-moi si je vous ai offensée, mais mon difficile métier, dans cette ville, m'oblige à recenser la situation religieuse du moindre de ses habitants et...

– C'est ainsi, fit Angélique avec un haussement d'épaules.

– Quand on est aussi belle que vous, fit le fonctionnaire royal avec un sourire indulgent, on comprend que l'amour...

Angélique coupa.

– Je veux simplement vous avertir que vous n'avez pas besoin de vous préoccuper de son baptême, ni de son catéchisme car elle est catholique du fait que je le suis moi-même !

M. de Bardagne était justement en train de se dire que cette jeune femme devait être une convertie ou avoir été élevée pour le moins dans un couvent catholique. Ravi de son flair, il se congratula.

– Tout s'explique, car je m'en doutais... mais, comment avez-vous osé vous placer chez des religionnaires ? C'est très grave.

Angélique avait déjà sa réponse prête. Une idée lui était venue et, indirectement, c'étaient les réflexions hostiles de Séverine qui la lui avaient inspirée :

– Monsieur, fit-elle en baissant les yeux, ma vie n'a pas toujours été des plus exemplaires. Vous pouvez vous en douter, hélas, aux aveux que je vous ai déjà faits. Mais j'ai eu la grâce de rencontrer une personne d'une grande piété, que je ne puis vous nommer bien qu'elle vive ici, et qui m'a fait comprendre la nécessité de racheter mes fautes et comment je pouvais le mieux m'y employer. C'est ainsi que je suis entrée au service de cette famille Berne que tous les zélateurs souhaitent compter un jour parmi les convertis de La Rochelle.