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Séverine entrait en compagnie de Mme Anna. Elle répétait d'une voix excitée.

– Et alors, tante Anna ?... On l'aurait traîné aux carrefours de la ville...

– Oui, ma fille, la canaille aurait eu le droit de l'injurier, de cracher sur lui, de le couvrir d'ordures...

– Croyez-vous utile de décrire ce spectacle puisqu'il n'a pas eu lieu ? demanda brusquement Angélique ?

Soudain Séverine devint plus blanche encore et glissa de sa chaise. Angélique n'eut que le temps d'enlever la fillette dans ses bras et de la porter jusque dans sa chambre.

Après lui avoir ôté ses souliers, elle la coucha. Les mains de Séverine étaient glacées.

Angélique revint à la cuisine, prit un récipient dans lequel elle versa l'eau qui commençait à être bouillante. Elle prépara également la bassinoire.

Tante Anna fit remarquer d'un ton pincé qu'elle s'étonnait que Séverine manquât à ce point de courage, car elle avait toujours été énergique et solide, sans vaine sensiblerie.

– Et moi je m'étonne que vous vous étonniez, répliqua Angélique. Car vous êtes une femme, il me semble, et vous devriez songer que Séverine a douze ans et qu'à cet âge une fillette a besoin de ménagements.

Mme Anna parut offusquée de l'allusion ; décidément ces femmes « papistes » manquaient de la plus élémentaire pudeur.

Angélique redressa Séverine à l'aide d'un nouvel oreiller et lui dit de plonger ses mains dans l'eau bien chaude jusqu'à ce qu'elle se sentît mieux. Elle retourna chercher la bassinoire, puis un petit flacon de parfum et les rubans de velours blanc qu'elle avait fini par acheter rue des Merciers.

Assise au bord du lit, elle tressa d'un doigt agile les longs cheveux de l'enfant, les divisant en deux nattes brunes mêlées aux rubans.

– Là, tu seras mieux ainsi pour te reposer.

Elle secoua quelques gouttes de parfum dans l'eau de la cuvette et frotta de sa paume le front et les tempes de Séverine. Celle-ci se laissait faire, partagée entre les remords de sa faiblesse et le bien-être qui l'envahissait après son pénible malaise.

– Tante Anna ne sera pas contente, murmura-t-elle.

– Pourquoi donc ?

– Elle n'est jamais malade. Elle dit qu'il faut mortifier son corps.

– Va, notre corps se charge bien de nous mortifier, sans qu'on l'y entraîne, fit Angélique en riant.

Le visage de Séverine renversé sur l'oreiller lui paraissait soudain nouveau. Ses paupières bleutées alanguissaient son regard et sous ses traits ingrats et encore enfantins transparaissait un visage de femme. Ses yeux auraient des profondeurs nocturnes, et l'on pouvait deviner que la bouche trop grande acquerrait plus tard une sensualité expressive.

Séverine était dure, entière, bien plus dure que ses frères, mais elle n'échapperait pas à la meurtrissure originelle. Elle aussi, un jour, aurait dans les bras d'un homme cette même expression vaincue. Elle aussi, elle fléchirait devant l'amour.

Angélique lui parla gentiment pour la rassurer, comme l'avait fait jadis sa mère pour elle. Mais Séverine reprenait peu à peu des couleurs et ses yeux se mirent à lancer des éclairs. Elle avait toujours souffert d'être une fille entre ses deux frères, Martial qu'elle admirait et Laurier qu'elle enviait d'être un garçon.

– Je ne veux pas être une femme, déclara-t-elle avec véhémence. C'est une condition affreuse, humiliante.

– Quelle idée ! Je suis une femme moi aussi. Ai-je l'air malheureuse ?

– Oh ! vous, ce n'est pas la même chose, dit Séverine. D'abord, vous riez tout le temps... Et puis vous êtes belle.

– Mais, toi aussi, tu seras fort jolie.

– Ah ! non, je n'y tiens pas. Tante Anna dit que la beauté des femmes induit les hommes en tentation et les pousse à commettre des péchés que le Seigneur a en abomination.

Angélique, une fois encore, ne put se retenir de rire.

– Les hommes commettent bien les péchés qu'ils veulent, crois-moi. Pourquoi la beauté des femmes serait-elle un piège et non un hommage au Créateur ?

– Vos paroles sont dangereuses, déclara Séverine, avec le timbre de Mme Anna.

Mais elle bâillait et ses paupières se fermaient.

Angélique la borda et la quitta, contente de lui voir, comme à Laurier naguère, dans son sommeil, un sourire d'enfant heureuse.

Chapitre 7

Quelques jours plus tard Martial s'embarqua de nuit sur un navire hollandais. Mais le navire fut arraisonné par les vaisseaux de la marine royale, au large de l'île de Ré. Le jeune passager fut arrêté, ramené à terre et enfermé au fort Louis.

La nouvelle fit l'effet d'un coup de canon.

Le fils de maître Berne en prison ! Une des plus honorables familles de La Rochelle, avilie à ce point !

Maître Berne partit aussitôt demander audience à M. de Bardagne qui ne put le recevoir dans la matinée. Mais il put voir Baumier ricanant et intransigeant, puis aller conférer avec Manigault. La journée se passa en démarches qu'on espérait chaque fois définitives. Gabriel Berne rentra le soir, fatigué et pâle. Angélique n'osa pas l'informer aussi qu'elle avait passé une partie de l'après-midi à discuter avec le subdélégué des fermes pour les Charentes venu réclamer la deuxième imposition exigible du marchand en tant que réformé. Un malheur n'arrive jamais seul !

Maître Berne dit qu'il avait vu Nicolas de Bardagne mais qu'à sa grande déception celui-ci s'était montré fort réticent. Il assurait que le délit de fuite tombait sous le coup d'une juridiction draconienne. N'allait-on pas jusqu'à pendre haut et court les voyageurs protestants arrêtés sur la route de Genève ? La direction de la Hollande ne valait guère mieux, M. de Bardagne demandait à réfléchir, étant donné la haute position sociale de l'enfant. Il affirmait qu'il était très, très ennuyé.

La soirée chez les protestants fut sinistre.

À l'indignation, à la honte, succédait la crainte. L'avocat Carrière rappela d'un air lugubre que des enfants protestants arrêtés dans des conditions analogues avaient été acheminés vers une direction inconnue et que le bruit courait qu'on les employait sur les galères du Roi. Les plus vigoureux ne résistaient pas un an…

Pendant deux jours, maître Gabriel négligea complètement son commerce, courant de l'un à l'autre pour essayer de faire libérer son fils ou, tout au moins, obtenir de le voir.

Le troisième jour, Séverine, qui était allée prendre sa leçon de luth d'une heure chez une vieille demoiselle du quartier, ne revint pas pour midi. On vint leur apprendre que la fille de maître Berne avait été arrêtée pour « actes profanateurs » et conduite au couvent des Ursulines.

Une atmosphère de mauvais rêve s'installait dans la maison.

Angélique ne dormit pas de la nuit.

Le matin venu, elle finit par confier Laurier et Honorine à la vieille Rebecca et se rendit jusqu'au Palais de Justice où elle demanda d'un ton très assuré à être reçue par le lieutenant du Roi, comte de Bardagne.

Le visage de celui-ci s'éclaira quand il la vit entrer. Il avait déjà secrètement espéré cette visite. Il le lui dit.

– Est-ce votre maître qui vous envoie ? Car vous devez savoir que le cas est très grave et qu'il n'y a rien à faire.

– Nullement, je suis venue de mon propre chef.

– J'en suis ravi. Je n'attendais pas moins de votre intelligence. Étant donné que les événements se précipitent, il était indispensable que vous me fassiez votre rapport. Croyez-vous que maître Berne soit sur le point de céder ?