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– De céder ?

– J'entends, de se convertir. J'avoue que je ne tiens plus en place à cette idée. J'ai réuni ici quelques noms que j'ai sélectionnés au cours d'une année entière d'observation patiente. Une dizaine pas plus, mais je sais que lorsque j'aurai amené ceux-là à composition, les piliers de La Rochelle huguenote s'écrouleront ipso facto...

Il faisait très chaud dans la pièce. Un feu ronflant, attisé par le vent qui soufflait aujourd'hui en tempête, emplissait la cheminée flanquée de griffons et de nefs sculptés. Les joues d'Angélique prirent rapidement la couleur des pêches mûrissantes et les pensées de M. de Bardagne un cours plus galant.

– Ôtez plutôt votre manteau... Nous sommes ici à l'abri des intempéries.

Lui-même fit glisser la lourde mante de drap des épaules d'Angélique. Elle accepta machinalement, préoccupée seulement de rectifier le plaidoyer qu'elle avait préparé dans sa tête. Elle était venue ici en suppliante, décidée à se traîner à genoux, s'il le fallait, aux pieds du lieutenant du Roi. Elle s'apercevait que c’aurait été la plus grave erreur possible. Car on l'accueillait en collaboratrice, en complice des conversions forcées.

– Asseyez-vous, je vous en prie, fit le représentant du Roi.

Elle obéit, s'assit très droite, avec l'aisance d'une longue habitude mondaine. Elle réfléchissait toujours et ne réalisait pas que Bardagne la dévorait des yeux. « Elle est décidément très belle », se disait-il. Quand elle entrait, quand on la voyait paraître dans ses vêtements austères, sous son bonnet blanc, on la prenait d'abord pour ce qu'elle était : une servante. Au bout de quelques instants on ne pouvait s'empêcher de la traiter en dame. Il rayonnait d'elle une tranquille assurance, une liberté de mouvements et de paroles, une discrétion de bon aloi jointe à une simplicité qui mettait ses interlocuteurs à l'aise. Elle possédait réellement un charme fascinant. C'était sans doute à cause de sa beauté exceptionnelle, ou bien...

Il y avait un mystère dans cette femme !... Le comte restait debout devant elle. Il pouvait ainsi contempler, dans l'échancrure du fichu de toile blanche, la naissance d'une gorge marmoréenne dont le grossier corsage de futaine n'arrivait pas à dissimuler entièrement les rondeurs.

Cette gorge et ce cou renflé, ferme, un peu doré, lui donnaient un air de santé, une robustesse paysanne qui contrastaient avec la finesse de ses traits, leur modelé plein de noblesse, un peu tragique même lorsqu'elle méditait.

M. de Bardagne était irrésistiblement attiré par ce cou lisse, le creux d'une épaule qu'on devinait douce et polie. Il brûlait d'y poser ses lèvres. Il se sentit la gorge sèche et les mains moites.

Angélique, consciente du silence qui s'instaurait, leva les yeux sur lui et s'empressa de les détourner devant l'aveu sans fard du regard masculin qui la contemplait.

Il supplia.

– Non, je vous en prie, ne baissez pas les paupières. Une couleur si rare, ce vert lumineux qu'on ne peut comparer qu'à l'émeraude ! La voiler est un crime !

– Je la changerais volontiers pour une autre, dit Angélique avec humeur. Elle m'attire trop d'ennuis...

– Vous n'aimez pas les compliments ? On dirait que vous redoutez les hommages. Toutes les femmes pourtant en sont friandes.

– Pas moi, je l'avoue. Et je vous suis reconnaissante, monsieur de Bardagne, de l'avoir deviné.

Le lieutenant du Roi accepta la leçon en rongeant son frein. Il n'obtiendrait rien en brusquant les choses. Il reprit place derrière son bureau et s'efforça de badiner.

– Serait-ce la promiscuité de la Réforme qui vous contamine au point de vous faire accueillir avec chagrin mon admiration très sincère que votre beauté ne peut manquer de susciter ? N'est-il pas normal de s'arrêter ravi devant une fleur, chef-d'œuvre de la nature, dont les couleurs éclatantes sont créées pour la joie de nos yeux ?

– Nous ignorons ce qu'en pensent les fleurs, dit Angélique avec un pâle sourire et si notre admiration ne les importune pas, parfois. Monsieur le comte, que ferez-vous pour les enfants de maître Berne...

– Ah ! oui, c'est vrai, où en étais-je donc ? fit Bardagne, en passant la main sur son front.

Le cas des enfants Berne, qui l'empêchait de dormir depuis trois jours, semblait s'être brusquement volatilisé de sa mémoire. C'était un phénomène étrange. Jamais, non, jamais aucune femme n'avait eu le pouvoir de le jeter aussi brusquement dans des transes sensuelles dont l'exigence n'était pas sans le gêner lui-même. Il avait ressenti quelque chose d'analogue l'autre jour, en la raccompagnant en carrosse. Puis ce souvenir s'était estompé. Il avait continué à y penser avec une heureuse indulgence. Un jour, prochainement, se disait-il, quand il aurait moins d'occupations, il lui faudrait s'occuper de cette belle servante. Mais, à peine avait-elle reparu, qu'il se sentait la fièvre et en proie à des ardeurs déplacées. C'était pour lui troublant, inquiétant, presque humiliant... En tout cas, c'était fort excitant. Cette fois, M. de Bardagne poursuivrait son avantage ! Il avait compris qu'un homme n'a pas deux fois dans sa vie la chance de rencontrer une femme capable de l'attirer à ce point. Malheureusement, il y avait toutes ces affaires en cours, ces coriaces Réformés à réduire, des collègues jaloux qui l'accusaient à plaisir de faiblesses, les hauts fonctionnaires ecclésiastiques qui ne trouvaient jamais les listes de convertis assez longues-Comment alors trouver le temps de sacrifier à Vénus au milieu d'une telle stratégie !... Ah ! Aujourd'hui, l'on ne savait plus vivre !... En homme consciencieux et désireux de réussir, il fit effort pour reprendre pied.

– Où en étions-nous ? répéta-t-il.

– Mon maître ferait-il partie de ces personnalités que vous considérez comme des piliers de la résistance huguenote ?

– S'il en fait partie ! s'écria Bardagne indigné en levant les bras au ciel, mais c'est un des pires ! Il travaille dans l'ombre mais d'une façon plus nuisible que s'il prêchait en place publique. Il aide les pasteurs interdits, les réfugiés, que sais-je ? Vous avez pu remarquer ses allées et venues suspectes...

– Je vois maître Gabriel faire ses comptes et lire sa Bible, fit Angélique. Il n'a rien d'un conspirateur.

Cependant, tout en parlant, sa mémoire lui renvoyait toute une série d'impressions, visages étrangers, furtifs, entrevus qui passaient de la maison de maître Berne dans celle du papetier ou du pasteur Beaucaire, conciliabules chuchotés, pas dans la nuit... Heureusement, le représentant du Roi avait paru ébranlé par son assurance.

– Vous m'étonnez... ou bien alors c'est que vous ne faites pas bonne garde.

Il frappa de la main un épais dossier.

– Car je possède là des rapports qui ne laissent aucun doute sur ses activités dangereuses et malsaines. Bien des fois je l'ai mis en garde. Il paraissait comprendre et m'écoutait avec amitié. Il semblait sincère mais la fuite de son fils m'a causé une cruelle déception.

– Le jeune Martial partait pour étudier la corderie en Hollande.

– Que vous êtes naïve ! Son père l'expédiait parce qu'il sentait l'adolescent prêt à se convertir et qu'il voulait le maintenir dans ses croyances.

– On me l'a dit, en effet, fit Angélique qui se sentait douloureusement oppressée. Mais je crois que vous vous laissez abuser par les apparences. Moi qui vis depuis de longs mois dans cette famille, je peux vous certifier que maître Berne cherchait seulement à parfaire l'instruction de son fils. Vous n'ignorez pas que les Réformés ont coutume de beaucoup voyager.

– Beaucoup trop, dit M. de Bardagne sèchement. C'est une habitude qu'ils feraient bien de perdre. D'ailleurs les ordres sont formels à ce sujet.