Le vieillard ouvrit brusquement un œil extrêmement aigu et vif et dressa la tête au bout d'un long cou décharné.
– Je ne crois pas que cela puisse être en votre pouvoir.
– Vous avez consenti, tout à l'heure...
– Je n'en ai pas souvenance.
– On ne pouvait interpréter autrement le mouvement de vos lèvres.
– J'avais soif, c'est tout. Mais souvenez-vous, monsieur le curé, que j'ai mangé du cuir bouilli et de la soupe aux chardons pendant le siège de La Rochelle. Ce n'est pas pour, cinquante ans plus tard, renier des croyances au nom desquelles vingt-trois mille habitants de ma cité sont morts sur vingt-huit mille.
– Vous radotez !...
– Possible, mais vous ne me ferez pas radoter à l'envers.
– Vous allez mourir.
– Que nenni !
Il cria d'une drôle de voix fêlée, mais encore allègre :
– ... Qu'on m'apporte un verre de vin des Borderies.
Les gens de la maison s'esclaffèrent bruyamment. L'oncle ressuscitait. Le capucin, outré, réclama le silence. Il fallait châtier ces insolents hérétiques. Tâter de la prison leur apprendrait à montrer au moins une déférence apparente, sinon de cœur. Un règlement spécial avait été institué d'ailleurs pour ceux qui, par leur attitude extérieure, incitaient au scandale.
À ce moment une odeur de brûlé parvenant aux narines d'Angélique lui suggéra de s'écarter de ces débats dont rien de bon ne pouvait sortir pour elle, ni pour personne, et de se diriger vers la cuisine.
C'était une pièce immense, chaude, bien meublée et qui, tout de suite, lui fut sympathique. Elle s'empressa de déposer Honorine dans un fauteuil près de l'âtre, et soulevant le couvercle d'une marmite, découvrit des topinambours qui commençaient à se caraméliser mais qu'on pouvait encore sauver de la calcination définitive. Elle jeta une louche d'eau dans le chaudron, atténua la flamme puis, regardant autour d'elle, décida de disposer le couvert sur la longue table centrale.
La discussion finirait bien par s'apaiser et, puisqu'elle était servante, elle se devait de préparer le repas.
Elle demeurait ahurie et péniblement impressionnée par la scène bizarre de l'arrivée. Une maison protestante n'était peut-être pas le refuge idéal. Mais ce marchand avait agi avec humanité à son égard. Il semblait n'avoir aucun soupçon sur sa personnalité. On perdrait sa piste. Qui viendrait la chercher, servante d'un marchand huguenot de La Rochelle ! Elle poussa la porte d'un office sombre et frais et trouva ce qu'elle y cherchait. Des réserves de vivres soigneusement rangées et étiquetées.
– Est-ce votre servante ? demanda la voix de l'intendant.
– Oui, monseigneur.
– Elle appartient à la R.P.R. ?
– En effet.
– Et l'enfant ?... Sa fille. Une bâtarde sans doute. Dans ce cas, elle doit être élevée dans la religion catholique... L'a-t-on fait baptiser ?...
Angélique demeurait soigneusement le dos tourné, à ranger des pommes. Son cœur battait à grands coups. Elle entendit maître Gabriel répondre qu'il avait engagé tout nouvellement cette servante, mais qu'il ne manquerait pas de s'informer de sa situation et de celle de son enfant et de la tenir au courant des lois.
– Et votre fille à vous, monsieur Berne, quel âge a-t-elle ?
– Douze ans.
– Précisément. Un récent décret autorise les filles élevées dans la R.P.R. à choisir dès douze ans la religion à laquelle elles désirent appartenir.
– Je crois que ma fille a déjà choisi, murmura maître Gabriel, vous avez pu vous en rendre compte tout à l'heure.
– Mon cher ami (la voix de l'intendant était sèche), je déplore que vous preniez mes indications avec un certain esprit, comment dirais-je, quelque peu caustique, voire, frondeur. Je suis au regret d'insister. Tout cela est extrêmement sérieux. Et je n'ai qu'un conseil à vous donner : Abjurez... Abjurez, croyez-moi, avant qu'il ne soit trop tard, vous vous épargnerez mille ennuis, mille déboires.
Angélique aurait bien aimé que M. de Bardagne allât s'écouter par ailleurs. Elle était fatiguée de tourner le dos et d'attiser le feu pour se donner une contenance.
Enfin la voix se perdit dans l'escalier. Peu après la porte de la maison, puis celle de la cour claquaient sur des bruits de bottes, de sabots de cheval et les membres de la famille apparurent l'un après l'autre dans la cuisine puis se rangèrent debout autour de la table. La vieille servante, celle qui avait lancé les oignons, trottina comme une souris jusqu'à la cheminée et poussa un soupir de soulagement en constatant que le repas qu'elle avait si complètement oublié dans la fièvre des événements, n'avait pas souffert de dommage.
– Merci, ma belle, souffla-t-elle à Angélique. Sans vous, notre maître m'aurait chanté pouille.
La vieille servante, Rebecca, après avoir déposé le plat, se tint au bout de la table et le pasteur Beaucaire prit la parole pour une courte allocution qui était peut-être une prière appelant sur le frugal repas la bénédiction du Seigneur. Puis chacun s'assit. Angélique demeurait, mal à l'aise, près de l'âtre. Maître Gabriel l'interpella :
– Dame Angélique, approchez et prenez place. Nos serviteurs ont toujours fait partie de la famille. Votre enfant aussi nous honore par sa présence. L'innocence attire la bénédiction de Dieu sur une maison. Il faut lui trouver une chaise à sa taille.
Le jeune garçon, Martial, bondit et revint peu après avec une chaise pour bébé qu'on avait dû reléguer dans les combles, depuis que le dernier-né, le petit garçon de sept ans, avait revêtu son premier haut-de-chausses. Angélique y assit Honorine qui promena sur l'assemblée un regard olympien.
À la lueur blonde des chandelles, elle parut examiner avec le plus grand soin ces visages citadins surgis de l'obscurité, au-dessus de leurs rabats et de leurs cols immaculés. L'ombre mangeait les vêtements noirs. Les ailes blanches des coiffes des femmes, comme des oiseaux incertains, se tournaient vers elle. Puis son dévolu se fixa sur le pasteur Beaucaire, à l'autre bout de la table et elle lui adressa son plus charmant sourire, avec une mimique expressive et quelques mots qu'on ne comprit pas très bien mais dont l'intention aimable ne faisait aucun doute. Ce tact dans le choix de ses préférences, fixées d'emblée sur le personnage le plus honoré de la société, enchanta tout le monde.
– Seigneur, qu'elle est belle, s'exclama la jeune Abigaël, fille du pasteur.
– Qu'elle est gentille ! dit Séverine.
– Ses cheveux sont comme le cuivre des casseroles, cria Martial.
Ils riaient, charmés, heureux, tandis qu'Honorine continuait à contempler le pasteur avec une admiration dévote. Le vieil homme parut touché et même flatté d'avoir pu inspirer un sentiment aussi exclusif à cette jeune demoiselle. Il demanda à ce qu'elle fût servie la première.
– Les petits sont rois parmi nous. Le Seigneur aimait à les accueillir.
Il parla de la parabole de l'enfant que Jésus avait placé au milieu des adultes aux esprits tourmentés en leur disant : « Si vous ne devenez pareils à ce petit enfant, vous n'entrerez pas dans le Royaume des Cieux. »
Les visages retrouvèrent leur gravité, pour l'écouter, et le fils aîné de la maison, se levant, fit le service selon l'usage dans les familles bourgeoises.
– Père, dit Séverine, la fille de douze ans, d'un ton passionné, qu'auriez-vous fait si l'on avait obligé l'oncle Lazare à communier. Qu'auriez-vous fait ?...
– On ne peut obliger quelqu'un à communier de force, ma fille. Les Papistes eux-mêmes considéreraient la chose comme sacrilège et non valable vis-à-vis de Dieu.
– Mais s'ils l'avaient fait cependant, comment auriez-vous agi ? Les auriez-vous tués ?
Elle avait des prunelles noires, dévorantes, dans un petit visage crayeux, auquel son bonnet blanc, proche de la coiffe paysanne, conférait une expression vieillotte.