M. de Bardagne soupira profondément. L'aventure s'avérait plus difficile à mener qu'il ne l'avait cru tout d’abord. Il décida d'être bon joueur.
– À mon avis, c'est le rôle de tout homme normalement constitué, lorsqu'il se trouve en votre présence, dit-il gaiement. Vous avez assez d'esprit... et d'expérience, j'en suis sûr, pour le comprendre et me pardonner.
Il lui tendit les deux mains.
– Oublions tout cela, dame Angélique, et faisons la paix.
Elle aurait eu mauvaise grâce à ne pas accepter la réconciliation. Il baisa le bout de ses doigts, légèrement, et elle eut un réflexe bien féminin de contrariété en songeant que ses mains étaient abîmées et rendues rugueuses par les travaux ménagers.
Elle accepta qu'il lui mît son manteau sur les épaules. Il la raccompagna jusqu'à la porte. Il se penchait vers elle avec une tendresse respectueuse.
– Dame Angélique, souvenez-vous seulement que vous avez en moi un ami prêt à vous aider en toutes circonstances...
Il l'environnait de son charme et il y avait si longtemps qu'aucun homme ne l'avait entourée ainsi qu'elle se laissait atteindre par le trouble des réminiscences. Tant d'hommes s'étaient inclinés devant elle avec ce même regard brûlant. Elle reconnaissait leur approche, toujours la même, à la fois humble et impérieuse.
Cette faiblesse émouvante des prunelles voilées, de la voix brisée, cette douceur attentive sous laquelle se cache, comme en un gant de velours, l’arme cruelle de la possession qui, l'heure venue, transforme le suppliant en maître, la déesse inaccessible en vaincue.
Angélique n'aurait pas cru qu'elle demeurait sensible aux subtilités du jeu éternel. Il la mettait au supplice et en même temps la retenait comme l'évocation d'un climat familier.
Elle avait les joues en feu et sa voix tremblait presque de nervosité tandis qu'elle prenait congé du lieutenant royal, à la fois déconcerté et charmé par son attitude.
Elle s'enfuit, les idées à l'envers, passant indifférente sous les regards meurtriers des autres solliciteurs remis à plus tard. Les banquettes s'étaient clairsemées. Certains, lassés, étaient allés déjeuner. Il était plus de midi. Dans la rue, Angélique, saisie par les tourbillons du vent, se battit avec sa mante et n'avança qu'avec peine. Le ciel était étonnamment bleu. La tempête tordait la lumière hivernale en de subtiles flammes qu'on avait l'impression de voir s'élever, ronflantes du creux des ruelles étroites.
Angélique s'avançait sans souci de la lutte contre les éléments déchaînés, tant son esprit était absorbé par l'entrevue qui venait d'avoir lieu. Ce qui dominait en elle, c'était un sentiment cuisant de confusion à la pensée de sa maladresse, de sa gaucherie.
Ah ! le temps n'était plus où elle séduisait magistralement l'ambassadeur persan Bachtiari bey, pour l'amener enchaîné comme un toutou aux pieds du roi Louis XIV3. C'était alors de la haute stratégie féminine. Et sans avoir à abandonner une once de sa vertu !... Tandis qu'aujourd'hui, elle avait été… lamentable. Il n'y avait pas d'autre mot. Au lieu de se réjouir de voir cet homme dont elle avait beaucoup à obtenir, s'enfiévrer et devenir en cinq minutes aussi bêlant qu'un bouc, elle s'était crispée... Elle avait failli se l'aliéner à jamais en prenant ses déclarations un peu trop audacieuses avec l'âpreté d'une donzelle à peine sortie de couvent. À son âge, c'était même ridicule !... Autrefois, elle l'aurait remis en place d'un sourire, d'un mot piquant…
Angélique, servante anonyme, aux vêtements de serge et de futaine, perdue dans les rues de La Rochelle, dédia une pensée pleine d'estime à la femme brillante qu'elle avait été quelques années auparavant et qui savait manier si habilement les armes de son sexe. Entre ce temps-là et les jours présents, il y avait eu la nuit du Plessis. Peu à peu, elle avait repris pied, elle était repartie. La vie avait poussé ses rameaux. Mais d'une seule chose, jamais, elle ne guérirait, pensait-elle ! Il n'existait pas d'homme qui puisse jamais obtenir d'elle ce miracle : ressusciter l'ancienne allégresse de l'amour, l'élan chaleureux de son corps vers un autre corps, l'éclosion mystérieuse du plaisir, le ravissement de sa faiblesse.
« Il y faudrait un magicien », songea-t-elle tout à Et, machinalement, son regard se tourna vers lu mer noire et tourmentée où ne surgissait aucune voile.
Chapitre 9
M. de Bardagne tint parole. Et ce fut un grand baume pour l'esprit mortifié d'Angélique de voir que, malgré les maladresses qu'elle se reprochait, il s'était empressé de suivre ses conseils et de lui donner satisfaction. Dès le lendemain, Martial et Séverine furent transférés à l'île de Ré chez leur tante.
Angélique ne manquait pas de besogne avec tout ce petit monde. Les travaux ménagers ne lui laissent guère de temps pour la méditation.
Elle allait rincer son linge à une fontaine de la ville, plus vaste que celle de la cour, emmenant avec elle Honorine. Un matin qu'elle achevait d'empiler dans la corbeille de vannerie les pièces qu'elle venait de blanchir, elle eut la surprise de voir sa fille jouer avec un objet miroitant.
– Montre-moi cela, dit-elle.
Honorine, méfiante par expérience, mit l'objet derrière son dos. Mais Angélique avait eu le temps d’apercevoir un très joli hochet d'or ouvragé avec poignée d'ivoire, un véritable bijou.
– Où as-tu trouvé ce hochet ? Honorine, tu ne dois pas garder ce qui ne t'appartient pas.
La petite se cramponnait :
– C'est le gentil messire qui me l'a donné.
– Quel gentil messire ?
– Là-bas, fit Honorine avec un geste vague vers le fond de la place.
Pour éviter un drame qui se traduirait par des cris perçants et le chœur antique des commères réunies autour de l'enfant, Angélique n'insista pas, se promettant de tirer l'affaire au clair, lorsqu'elle serait rentrée. Elle prit sa corbeille sous le bras, sa fille par la main et le chemin du retour.
Dans une ruelle étroite et peu passante, un homme l'aborda en écartant le pan du manteau dont il cachait son visage. Elle eut un léger cri, puis se rassura en reconnaissant le lieutenant du Roi, Nicolas de Bardagne.
– Oh ! Vous m'avez fait peur !
– J'en suis confus.
Il paraissait tout excité par son escapade galante.
– ... Je me suis hasardé sans escorte dans ce quartier hostile et il serait préférable à tous points de vue que je ne sois pas reconnu.
– C'est le gentil messire, dit Honorine.
– Oui, j'ai voulu me faire annoncer par un cadeau à cette charmante enfant.
Honorine le contemplait avec des yeux noyés d'admiration. Comme elle était femme déjà, conquise par un hochet d'or !...
– Je ne peux accepter, dit Angélique, c'est un objet de trop grande valeur. Je dois vous le rendre.
– Ah ! il n'est guère facile de vous attendrir, soupira-t-il. J'ai rêvé de vous jour et nuit essayant de vous imaginer avec une expression de douceur et d’abandon. Mais, à peine ai-je paru que vous dressez la barrière de votre regard... Puis-je vous accompagner ? J'ai laissé mon cheval à un anneau, non loin d'ici.
Ils se mirent à marcher à pas lents. Une fois de plus M. de Bardagne se disait, désespéré, que cette femme l'avait enchaîné par un charme inconnu.
Amoureux patient lorsqu'il rêvait loin d'elle, dès qu’il se trouvait en sa présence, il perdait tout contrôle. C'était peut-être un phénomène anormal, mais c'était un fait. Il le reconnaissait. Il l'acceptait ! Il se rendait... Il se sentait capable de se mettre à genoux pour la supplier.
Elle avait de beaux bras de servante, rougis par le froid de l'eau où elle venait de les plonger, des cils d'enfant, une bouche de reine, pour l'instant soucieuse et légèrement tremblante.