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– Monsieur le comte, pardonnez-moi. Vous êtes un puissant personnage et je ne suis qu'une pauvre femme, seule et sans défenseur. Ne prenez pas en offense ce que je vais vous dire, mais vous ne devez rien attendre de moi. Je... cela m'est impossible.

– Mais pourquoi ? gémit-il, vous m'avez fait comprendre que je ne vous déplaisais pas. Doutez-vous de ma générosité ? Il est bien entendu que vous quitteriez votre condition subalterne. Vous aurez le confort d'une maison où vous serez seule maîtresse, des domestiques, un équipage, si vous le désirez. Tous vos besoins et ceux de votre enfant seront assurés.

– Taisez-vous, fit-elle sèchement, ces questions n’entrent pas en jeu.

Il l'obligea à s'arrêter, la bloquant contre l'encoignure d'une porte afin de la contempler bien en face.

– Vous allez peut-être me trouver fou. Mais il faut que je vous dise la vérité. Jamais une femme ne m'a inspiré une passion aussi dévorante que celle que votre vue fait naître en moi. J'ai trente-huit ans, ma vie n'a pas été d'une sagesse exemplaire, je vous le confesse. Elle est fertile en aventures dont je n'ai pas lieu d'être fier. Mais depuis que je vous connais j'ai compris qu'il m'arrivait ce que tout homme redoute et souhaite à la fois : cette rencontre avec une femme qui a le pouvoir de l'enchaîner, de le faire souffrir par ses refus, de le combler par ses bienfaits, dont il est prêt à accepter le joug, les caprices plutôt que de la perdre... Je ne sais d'où vous vient ce pouvoir particulier sur moi, mais j'en suis arrivé à penser qu'avant vous je n'ai rien connu. Tout était fadeur, plaisir de pacotille. Par vous seule, je pourrais connaître l'amour...

« S'il savait quelles autres lèvres m'ont dit des paroles semblables avant lui songeait-elle. Celles du Roi... »

– Pouvez-vous me refuser cela ? insistait-il. C'est la vie que vous me refusez.

Sa physionomie aimable et douce d'homme des salons se durcissait. Les yeux assombris la détaillaient avec avidité. Il se demandait de quelle couleur pouvaient être ses cheveux qu'elle cachait sous son sévère bonnet de lingerie : blonds, châtains, roux comme ceux de sa fille, bruns, peut-être, comme son teint chaud semblait l'annoncer.

Ses lèvres étaient nacrées. Elles rappelaient la splendeur discrète des coquillages.

II était dans un tel état que, sans la présence d’Honorine qui, le nez en l'air, les observait l'un et : l’autre, il l'aurait prise de force dans ses bras et il aurait cherché à éveiller son désir.

– Partons, dit-elle, en l'écartant poliment. Vous êtes fou, en effet, et je ne crois pas un mot de ce que vous racontez. Vous avez certainement connu des femmes plus brillantes que moi, et je crois que vous voulez abuser de ma naïveté, monsieur le lieutenant du Roi.

Nicolas de Bardagne la suivit la mort dans l'âme, conscient lui-même de tout ce que sa déclaration pouvait avoir d'insensé. Lui-même n'en revenait pas, mais il se répétait que le fait était là. Il l'aimait à en perdre la tête, à se compromettre, à ruiner sa carrière. Considérant la petite fille qui trottinait la main dans celle de sa mère, une autre pensée lui vint.

– Je vous fais serment, assura-t-il, que si vous avez un enfant de moi, je le reconnaîtrai et j'assurerai son éducation.

Angélique sursauta. II ne pouvait trouver professe plus capable de l'éloigner de tout embrasement. II s'en rendit compte.

– Je suis un maladroit, soupira-t-il.

Comme ils arrivaient devant la demeure des Berne, Angélique posa son panier à terre et prit à sa ceinture la clef qui ouvrait la porte sur le côté.

Le lieutenant du Roi suivait chacun de ses gestes avec un sentiment aigu de douleur et de ravissement. Elle était la grâce même. Elle serait la parure une maison.

– Votre pudeur m'affole, si elle était feinte, je me chargerais volontiers de vous en guérir. Mais je la sens, hélas, bien réelle... Écoutez-moi, je crois... oui, je crois que j'irai jusqu'au mariage.

Elle s'exclama :

– Mais... Vous êtes marié, certainement !

– Eh bien ! non, c'est ce qui vous trompe. Je ne vous cacherai pas que, depuis mes quinze ans, on m'a jeté toutes les héritières possible dans les bras mais j'ai toujours réussi à me sauver à temps et j'étais bien décidé à terminer ma vie dans la peau d'un célibataire... Mais pour vous, je me sens capable d'accepter les chaînes conjugales. Si la pensée d'une vie hors des lois divines est la seule raison qui vous écarte de moi, j'abattrai cet obstacle.

Il lui fit un grand salut, mollets cambrés.

– Dame Angélique, me ferez-vous l'honneur de m'accepter pour époux ?

Décidément, il était désarmant.

Elle ne pouvait, sans risquer de l'offenser gravement, traiter son offre à la légère. Elle affirma qu'elle était bouleversée, qu'elle n'avait jamais espéré un tel honneur, mais qu'elle était bien certaine qu'à peine de retour chez lui, dans son riche hôtel, il regretterait sa folle proposition, qu'elle-même ne pouvait l'accepter. L'obstacle qui la séparait de lui n'était pas de ceux qu'on écarte facilement, même en y mettant le prix.

– Comprenez-moi, monsieur de Bardagne... Il m'est difficile de vous expliquer les raisons de ce que vous appelez mon insensibilité... J'ai beaucoup souffert dans ma vie... et par des hommes. Leur brutalité m'a blessée et m'a éloignée à jamais des plaisirs de l'amour... Je les redoute et n'y ai point goût...

– N'est-ce que cela ? s'écria-t-il rasséréné. Mais, petite sotte, que pouvez-vous craindre de moi... J'ai l’habitude des femmes et de les traiter galamment... . Je ne suis pas un débardeur du port... C'est un gentilhomme qui vous prie de l'aimer, jolie dame... faites-moi confiance et je saurai bien vous rassurer et vous faire changer d'avis sur l'amour et ses plaisirs.

Angélique avait réussi à ouvrir la porte, à faire entrer Honorine et à déposer son panier dans la cour. Elle souhaitait que l'entretien prît fin.

– Promettez-moi que vous allez réfléchir à mes propositions, insista le lieutenant du Roi en la regardant. Je les maintiens toutes. Vous choisirez celle qui vous agréera.

– Je vous remercie, monsieur le comte. Je réfléchirai.

– Dites-moi, au moins, de quelle teinte sont vos cheveux ? supplia-t-il encore.

– Blancs, fit-elle en lui refermant la porte au nez.

Angélique avait été chargée par maître Gabriel d’aller porter un message à l'armateur Jean Manigault. Elle revenait par une ruelle, au pied des remparts, lorsqu'elle s'aperçut que deux hommes la suivaient.

Jusqu'alors, plongée dans ses pensées, elle n'y ait pas pris garde. Mais la ruelle déserte où elle venait de s'engager lui fit prendre conscience de ce bruit de pas, derrière elle, qui se maintenait à une égale distance. Ayant jeté un regard par-dessus son épaule, elle aperçut deux individus dont la mine ne lui plut pas. Ce n'était pas des matelots en maraude, ni même des mariniers du port. Leurs habits bourgeois étaient même assez élégants mais contrastaient avec des physionomies chafouines et mal rasées. Ils semblaient déguisés.

Un flair ancien lui fit songer « Des policiers »... Et elle hâta le pas. Aussitôt le bruit des talons se rapprocha et l'un des hommes l'interpella :

– Hé ! jolie fille, ne vous sauvez donc pas.

Elle marcha plus vite, mais ils étaient déjà à ses côtés, l'encadraient. L'un d'eux la saisit par le bras.

– Je vous en prie, messieurs, laissez-moi, dit-elle, en se dégageant.

– Hé ! pourquoi donc. Vous n'avez pas l'air gai. On peut bien vous tenir un brin de compagnie.

Leurs sourires sournois lui firent redouter le pire. Si elle se trouvait dans l'obligation de gifler ces importuns, elle risquait d'attirer l'attention sur elle. S'ils étaient des jeunes bourgeois de riches familles, ils accepteraient peut-être leur mésaventure. Mais elle ne savait pourquoi, elle craignait que ces beaux habits ne cachassent une personnalité plus redoutable.