Ses yeux cherchèrent un secours vers les façades le repas de midi et La Rochelle sacrifiait à l'habitude méridionale de fermer ses volets. Le soleil, fort brillant et chaud pour la saison, incitait à ce repos du milieu du jour. Personne aux fenêtres, ni sur le seuil des portes. Heureusement, Angélique s'aperçut qu'elle n'était pas loin des entrepôts de closes des maisons. Mais l'on était à l'heure suivant maître Berne.
Plutôt que de chercher à regagner la maison encore lointaine, en subissant cette désagréable escorte elle allait se réfugier là. Elle savait que maître Gabriel s'y trouvait, le marchand saurait remettre en place ces importuns.
Ils continuaient à lui débiter des compliments, des fadaises. Après tout, ils n'étaient peut-être que des buveurs, légèrement pris de boisson.
Elle obliqua sur la droite et reconnut avec soulagement, au bout du long mur aveugle, le porche devant lequel, le soir de son arrivée à La Rochelle, maître Gabriel avait fait une première halte pour laisser ses chariots de blé. Elle en était à quelques pas lorsque l'un des hommes, le plus grand, et qui paraissait assez bien musclé sous les reflets de sa redingote bleu canard, lui saisit la main et glissa un bras péremptoire autour de sa taille.
– Cela suffit comme ça, ma jolie ! Vous n'allez pas faire la moue à deux bons garçons comme nous, qui ne demandons pas plus qu'un sourire et un petit bécot bien senti. On nous a dit que les filles de La Rochelle étaient accortes et accueillantes aux étrangers. Montrez-nous cela !...
Tout en parlant, il se penchait et cherchait à prendre les lèvres d'Angélique entre les siennes.
Elle se rejeta en arrière et de toutes ses forces lui appliqua un soufflet retentissant. Il la lâcha pour tenir sa joue. Elle fit un bond en avant, mais déjà l'autre la ceinturait. Un sourire mauvais et comme triomphant étirait les lèvres de l'homme giflé.
– Vas-y, Jeannot, cria-t-il, tiens-la bien... Nous allons trousser cette belle parpaillote !... Un morceau pareil... C'est notre jour de chance...
À eux deux ils la maîtrisaient. Un coup de soulier brutal dans l'arrière des genoux la fit basculer. Elle hurla. Ils la frappèrent sur la bouche. Des mains arrachaient les lacets de son corsage. Elle crut qu'elle allait s'évanouir puis elle parvint à réagir et se débattit comme une forcenée, griffant et mordant.
Elle réussit à leur échapper, courut comme une folle vers le porche. Un caillou la fit trébucher, elle tomba sur les genoux, se traîna. Elle criait.
– À moi. À moi, maître Gabriel !... À moi !
Ils étaient à nouveau sur elle. Elle se mit à lutter dans un cauchemar, comme elle avait lutté contre les dragons de Montadour, avec le même sentiment d'impuissance et de terreur.
Soudain, ses assaillants parurent s'envoler. L'un d'eux sauta contre le mur, propulsé par une force invincible. Ses yeux devinrent vitreux. Il vacilla et s'affala sur Angélique avec la mollesse d'un pantin. Un sang rouge jaillissait par saccades de sa tempe. Elle repoussa avec horreur ce fardeau sanglant. Le sang coulait avec la violence d'une fontaine. Angélique n'arrivait pas à se dégager de ce corps pesant sur elle de toute l'inertie d'un corps sans vie. Elle se débattait contre lui avec égarement. Elle réussit enfin à le rejeter de côté. Devant elle, l'homme à la redingote bleue affrontait maître Gabriel. Le marchand dépassait largement en force et en carrure son adversaire. Ses poings le martelaient durement. L'homme déjà demandait grâce. Deux fois il était allé au sol. Ses vêtements étaient fripés et couverts de poussière, son visage devenait hagard. Sa perruque arrachée traînait dans le ruisseau et ses cheveux gras et sales apparus lui retombaient dans les yeux.
– Ça suffit ! haleta-t-il, arrêtez...
Un coup violent à l'estomac le fit hoqueter. Il s'appuya au mur, sa tête dodelinant en tous sens...
– Arrêtez, vous dis-je... Laissez-moi...
Maître Gabriel s'approcha de lui. L'autre dut lire sur ses traits quelque chose de terrible car ses yeux se dilatèrent soudain.
– Non, dit-il d'une voix étouffée. Non... pitié !...
Un nouveau coup le fit s'écrouler sur les genoux.
– Non... Vous ne pouvez pas faire cela... Pitié.
Le marchand se penchait sur lui inexorablement. Il le frappa encore puis il le prit à la gorge.
– Non..., râla l'autre.
Ses mains blêmes et affaiblies essayèrent de se lever et d'écarter les deux bras noueux, durcis cornue des barres de fer, qui s'étaient saisis de lui. Elles eurent des mouvements convulsifs, puis retombèrent. Des sons inarticulés s'échappaient de la bouche démesurément ouverte de l'homme en bleu.
Les pouces de maître Gabriel s'enfonçaient dans cette chair comme dans de la glaise. Il semblait qu’ils ne s'en détacheraient jamais.
Angélique, figée d'épouvante, voyait les muscles des deux mains du marchand saillir, tandis que, lentement, leur tenaille resserrait l'étreinte. Un râle montait dans le silence hallucinant.
Angélique mordait ses lèvres pour ne pas hurler. Il fallait que cela finisse, que cela finisse vite. La face de l'homme prenait une teinte aubergine. Mais cela ne finissait pas...
Enfin, le râle cessa. Prunelles exorbitées, le misérable gisait la tête renversée sur les pavés ronds. Maître Berne l'examina attentivement, avant de le lâcher et de se relever avec lenteur.
Ses yeux clairs avaient une transparence bizarre dans son visage congestionné par l'effort. Il alla vers l'autre individu, le retourna, le secoua et le laissa retomber dans son sang en grommelant.
– Il est mort ! Il s'est heurté à ce piton qui sortait du mur. Tant mieux ! Cela m'évitera de l'achever... Dame Angélique...
Il levait les yeux et s'arrêtait dans le mouvement qui le portait vers elle. Un trouble indéfinissable l'envahissait. La jeune femme s'était redressée, mais à bout de forces, elle s'appuyait contre le mur, dans la même attitude défaillante qu'avait eue tout à l'heure l'homme à la redingote bleue lorsqu'il avait compris dans un éclair que le marchand allait le tuer. Il ne la reconnaissait pas…
Pas tout à fait.
Les yeux épouvantés d'Angélique allaient de l'un à l'autre des deux corps inertes. Devant la tragédie qui venait de surgir et dont elle était la cause, la panique de son être traqué resurgissait et la pénétrait toute, transformait l'expression de ses traits habituellement sereins et altiers. Elle avait l'air d'une enfant mortellement effrayée...
Toute à son effroi, elle ne s'apercevait pas de l'état dans lequel l'avaient laissée les deux misérables. Son corsage avait été délacé, sa chemise déchirée. De sa coiffe arrachée sa chevelure coulait sur ses épaules et sur ses seins à demi nus. Dans la traînée de soleil, les longues mèches d'or pâle avaient un éclat précieux plus vif encore près de sa peau blanche, sur laquelle le sang avait laissé des traces. Du sang aussi, qui devenait noir, sur sa jupe de futaine...
– Vous êtes blessée ?
La voix du marchand était basse et comme absente. Il ne voyait pas seulement les traces du sang sur elle. Des doigts obscènes avaient laissé leurs meurtrissures sur cette chair nacrée, subitement dévoilée. Peut-être des lèvres ignobles s'y étaient-elles posées ? À cette pensée, le marchand se sentit de nouveau envahi de sa folie meurtrière. Ce corps auquel il s'interdisait de penser lorsque allait et venait dans sa demeure la femme aux mouvements aisés et gracieux, ce corps qui se mouvait : sous les lourds plis des jupes et dont les corsages raidis emprisonnaient les charmes émouvants, voici que ces porcs avaient voulu le souiller.
– Ce que lui-même n'aurait jamais osé, même en pensée, ils l'avaient fait. Ils l'avaient dénudé, ils avaient révélé ses jambes si fines et galbées qu'on ne les voit qu'aux statues, aux déesses.