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Jamais il n'oublierait la vision qui l'avait saisi au seuil du porche lorsqu'il avait, d'un seul coup d’œil, embrassé ce tableau de violence et de luxure : une femme écartelée par deux voyous. Et c'était elle !

– Vous êtes blessée ?

Sa voix était si dure qu'Angélique revint à elle. La silhouette massive et vêtue de noir de maître Berne s'interposait entre elle et le soleil aveuglant, entre elle et la scène d'horreur.

Elle se jeta contre lui, cachant son visage, cherchant l'obscurité d'une épaule dans un besoin éperdu, de protection et d'oubli.

– Oh ! maître Gabriel !... Vous avez tué... Vous avez tué deux hommes... à cause de moi... que va-t-il se passer ? Qu'allons-nous devenir ?... Il referma ses bras sur elle et la serra à la briser.

– Ne pleurez pas, dame Angélique... Pas vous...

– Je ne pleure pas... J'ai bien trop peur pour pleurer…

Mais les larmes jaillissaient de ses yeux sans qu'elle en eût conscience et trempaient le rabat de son consolateur. De ses mains, de ses ongles, elle se cramponnait à lui. Il insista :

– Vous ne m'avez pas répondu... Vous ne m'avez pas dit si vous étiez blessée.

– Non... je ne crois pas...

– Ce sang ?

– Ce n'est pas le mien... C'est l'autre.

Elle se prit à claquer des dents.

La main du marchand flatta la douce chevelure aux reflets d'or et de vermeil.

– Là ! là ! calmez-vous... mon amie, ma très chère...

Il l'apaisait comme une enfant, et elle reconnaissait sa voix patiente, et la sensation oubliée et délicieuse d'une protection masculine.

Quelqu'un s'était dressé entre elle et le danger, l'avait défendue, avait tué pour elle. Elle s'abandonna en pleurant de tout son cœur, contre ce rempart inviolable qui lui rappelait – elle ne savait pourquoi – l'épaule du policier Desgrez. L'horrible sensation éprouvée tout à l'heure s'estompait. Les sursauts de dégoût et de frayeur se calmaient. Sa respiration précipitée cessa de la suffoquer et reprit un rythme normal. Tout à coup, elle songea :

« Je suis dans les bras d'un homme et je n'ai pas peur. » C'était comme la révélation d'une guérison qu'elle n'espérait plus.

En même temps, elle eut honte. Elle sentit la nudité de sa peau sous des mains chaudes et prit conscience du désordre de ses vêtements.

Ses yeux mouillés se levèrent furtivement et rencontrèrent le regard de maître Gabriel. Son expression la fit rougir et elle s'écarta.

– Oh ! pardonnez-moi, murmura-t-elle. Je suis folle.

Il la laissa doucement aller.

Les mains fébriles d'Angélique cherchaient à ramener les lambeaux de son corsage sur sa poitrine et ses épaules. Empêtrée dans sa gêne, elle n'y parvenait pas. Ce fut lui qui dut l'aider, trouvant la bretelle qui avait glissé, le lien qui avait été arraché. Elle rougissait de plus en plus.

– Ne vous énervez pas. Ces brutes vous ont malmenée affreusement, dit-il. Il nous est impossible avec ces loques d'arriver à un résultat satisfaisant. Vous en serez quitte pour jeter ce caraco aux orties Maintenant, il nous faut nous hâter.

Sa voix se glaça et Angélique, suivant la direction de son regard, vit le soldat Anselme, le gardien de la Tour de La Lanterne, qui les observait du haut des remparts.

Pendant d'interminables minutes, aux deux bouts de la ruelle, il y eut une silencieuse attente. Puis le soldat parut se décider.

Il s’ébranla et descendit lourdement les degrés de pierre.

Dodelinant sa hure de sanglier sous son casque d’acier, il venait vers eux. Le martèlement de ses bottes et de sa hallebarde sur les pavés faisait un bruit énorme. Le marchand regarda ses mains nues comme s'il se demandait si elles allaient avoir encore assez de force pour abattre ce nouvel ennemi en armes.

– Bel ouvrage, l'ami, grommela le soldat de sa voix rauque. J'ai vu ça de loin, sur la fin. Vous avez de la poigne, soit dit sans vous flatter ; maître Berne...

Du bout de sa pique, il toucha l'un des cadavres.

– Ces deux-là, je les connais, c'est des ordures... Baumier les paye pour provoquer les femmes et les filles des protestants. Les maris ou les pères interviennent. Cela provoque une bagarre et voilà une belle occasion de fourrer quelques Huguenots de plus en prison... Moi, je ne mange pas de ce pain-là.

Appuyé sur son arme, dans la posture familière de la conversation, il poursuivit :

– Quand on est passé comme moi par l'estrapade et les verges, qu'est-ce que vous voulez qu'on fasse d'autre que d'abjurer ? Je suis un pauvre militaire et je tiens à ma pitance. Mais ce n'est pas une raison pour trahir mes anciens frères. Allez, faites disparaître ces charognes... je n'ai rien vu...

Il leur tourna le dos et retourna à pas lents vers son poste, sur les remparts.

– Allez regarder dans la cour, ordonna maître Gabriel à Angélique. Je ne tiens pas à ce que mes commis sachent quelque chose. Si vous ne voyez personne, vous irez ouvrir le magasin sur la gauche.

La cour était heureusement déserte. Angélique tira la porte du hangar qu'on lui avait indiqué. L'odeur âcre de la saumure la prit à la gorge.

Elle revint près de maître Gabriel. Celui-ci avait retiré la veste de l'homme étranglé et l'avait entortillée autour de la tête de celui qui avait été blessé afin d’éponger le sang. Malgré ces précautions, tandis qu'ils transportaient le cadavre, ils s'aperçurent horreur que leurs souliers maculés laissaient des traces rouges sur le pavé de la cour. Ils déposèrent le cadavre dans le hangar et retournèrent chercher l'autre.

– Vous allons les mettre dans le sel, souffla le marchand, ce n'est pas la première fois. C'est une bonne cachette. Le sel conserve les corps. Cela nous permettra d'attendre la meilleure occasion de les disparaître.

Il ôta son habit de drap noir, prit une pelle et attaqua la haute montagne neigeuse qui luisait dans la pénombre.

Angélique l'aida, creusant des deux mains. Sa hâte de voir s'effacer ces deux visages grimaçants figés dans une hideuse expression était telle qu'elle ne sentait pas les morsures des cristaux de sel sur sa peau écorchée.

Les deux corps furent enfouis au plus profond du tas et soigneusement recouverts. Angélique et le marchand travaillaient en silence. Tandis que le marchand finissait de redonner au dépôt son aspect habituel, Angélique prit un seau qu'elle alla remplir à la fontaine. Armée d'une brosse, elle entreprit de nettoyer les pavés tachés. Deux commis, qui revenaient des quais avec un lot de barriques, entrèrent par l'autre porte. De loin, ils l'aperçurent et ne se formalisèrent pas de voir la servante de maître Berne lavant la cour à grande eau. Elle venait souvent aux magasins et, bien que s'occupant en principe des livres de comptabilité, il lui arrivait de se livrer à des travaux plus matériels. Par grâce, les deux garçons sachant que le maître était dans les parages ne s'approchèrent pas. Ils auraient pu s'étonner à juste titre de la découvrir quasi en haillons avec tous ses cheveux sur les épaules.

Ils disparurent dans le hangar aux vins et aux eaux-de-vie.

Angélique retourna dans la ruelle. Des mouches commençaient à bourdonner autour de la flaque de sang. La rigole était rouge jusqu'au soupirail qui s'ouvrait sur la mer, au bout de la rue, et évacuait les eaux.

Heureusement, personne n'était passé encore. Elle lava et relava à genoux, les cheveux dans les yeux, et ne se sentit tranquille que lorsque la dernière volée d'eau n'entraîna plus qu'une vague teinte rosâtre qui ne pouvait attirer la suspicion.

Alors elle referma soigneusement le porche qu'une heure plus tôt maître Gabriel avait presque arraché de ses gonds pour se précipiter à son secours.

– Venez jusqu'à mon bureau, dit le marchand, tout est en ordre. Il faut vous réconforter.