Angélique titubait. Il passa un bras autour de sa taille et la soutint jusqu'à la pièce ombreuse où s'entassaient, à côté des livres de comptes et des balances de tous calibres, de précieuses peaux du Canada, de la coutellerie d'Angleterre et des échantillons d'eaux-de-vie des Charentes.
Par précaution, il mit le verrou.
Angélique s'était laissé aller sur un banc, la tête appuyée dans ses bras, contre la table.
Maître Gabriel poussa vers elle un verre d'alcool.
– Dame Angélique, buvez... Il le faut.
Et, comme elle ne bougeait pas, il s'assit près d'elle, lui releva la tête et approcha de force le verre de ses lèvres. Elle but quelques gorgées. Les couleurs revinrent à ses joues.
– Pourquoi tout cela est-il arrivé ? Demanda-t-elle, regardant autour d'elle d'un air hagard. Je rentrais à la maison... Ils ont commencé à m'escorter... J’ai pensé à venir jusqu'ici pour vous demander secours... Ils se sont montrés de plus en plus hardis... et puis, tout à coup...
– Laissez cela, dit-il. Vous n'avez plus rien à redouter, ils sont morts.
Elle frissonna violemment.
– Morts ? N'est-ce pas affreux ?... Partout des morts sur ma route.
– Il faut des morts, dit brusquement Berne dont les yeux conservaient leur éclat singulier. La mort appelle la mort, les crimes appellent les crimes. Il est écrit dans la Bible : « Tu donneras vie pour vie, œil pour œil, dent pour dent, main pour main, pied pour pied, brûlure pour brûlure, blessure pour blessure, meurtrissure pour meurtrissure... »
Angélique se recula sur le banc. Elle se leva et s’écarta comme si elle venait de découvrir un ennemi à ses côtés.
– Je hais les hommes, dit-elle, d'une voix sourde, je les hais tous et je me hais moi-même. Oh ! je voudrais disparaître. Vous me regardez comme si j’étais folle. Vous voudriez peut-être que je reste calme, mais c'en est assez, je ne resterai pas calme.
– Comme vous avez l'air jeune et enfantine tout à coup. Vous ne parlez plus du tout comme cette femme avisée que vous m'aviez habitué à connaître.
– Vous ne comprenez donc pas, maître Berne... Les démons sont entrés dans mon château, ils y ont mis le feu, ils ont massacré les serviteurs, ils ont égorgé mon fils dernier-né et moi ils m'ont... c'est à cause de cette nuit-là qu'Honorine est née... comprenez-vous ?... L'enfant du crime et du viol... Et vous vous étonniez que je ne puisse l'aimer...
Il parut croire qu'elle délirait, puis brusquement, comprenant qu'elle faisait allusion à des événements passés :
– Laissez alors vos souvenirs. Vous les aviez oubliés.
À son tour, il se levait, enjambait le banc. Elle le regardait venir à elle avec crainte. Et en même temps elle souhaitait qu'il fût près d'elle, tout près d'elle pour la soutenir et pour qu'elle sût si c'était vrai que le miracle avait eu lieu et qu'elle pouvait se trouver heureuse dans les bras d'un homme.
– Tout à l'heure, vous les aviez oubliés, répéta-t-il à voix basse... tout à l'heure... contre moi !...
Il la frôlait. Ses mains se posaient sur sa taille et comme elle n'avait pas un mouvement de défense il l'attira vers lui. La tension qui les possédait les faisait trembler tous les deux, mais Angélique ne résistait pas.
Elle était froide et insensible comme une vierge qui se fait violence, mais la curiosité qu'elle avait d'elle-même demeurait la plus forte. « Tout à l'heure, je n'ai pas eu peur, se dit-elle. C'est vrai... et si maintenant il veut m'embrasser, que va-t-il se passer ? »
L'égarement du visage qui se penchait vers elle ne lui répugnait pas. Elle subissait sans en être offusquée la contrainte contre le sien d'un grand corps solide et possédé de désir. La personnalité de celui qui la pressait ainsi s'effaçait. Elle oubliait son nom et qui il était. Ce n'était qu'un homme qui la tenait dans ses bras et dont elle reconnaissait sans en être effrayée l'appel véhément.
Un soulagement inexprimable lui vint et la fit respirer longuement, lentement contre cette vaste poitrine, comme une noyée qui reprend souffle. Elle était donc encore vivante !
Sa tête s'alanguit.
Des lèvres assoiffées, qui n'osaient encore effleurer les siennes, se perdaient dans ses cheveux. Elle commençait à percevoir la caresse de la main qui tremblait sur sa peau nue. L'attention avec laquelle elle se découvrait à nouveau isolait toutes ses facultés.
Il fallut un mot, dont eux seuls pouvaient comprendre la signification dangereuse, pour la ramener à elle.
– Sel... Sel... criait au-dehors la voix d'un commis tambourinant contre la porte close.
Angélique se raidit, soudain arrachée à sa torpeur.
– Écoutez, fit-elle, ils parlent du sel... Ils ont découvert quelque chose !...
Immobiles, ils tendirent l'oreille.
– Faut-il charger le sel, patron ? répéta la voix du commis derrière la porte.
– Quel sel ? rugit maître Gabriel en bondissant.
Assez rapidement, il retrouvait son sang-froid, jetait un coup d'œil sur ses vêtements et son rabat pour en vérifier la correction.
– C'est pour l'impôt. Ils viennent chercher le vin et le sel.
– Je parie qu'il s'agit d'un coup de Baumier, grommela le négociant.
Et il ouvrit la porte. Un huissier des tailles, accompagné de deux clercs et de quatre hommes d'armes de la maréchaussée, se tenait sur le seuil, derrière le commis effaré. Deux chariots vides les avaient accompagnés pour charger les redevances en nature.
– J'ai déjà payé tous mes impôts, déclara maître Gabriel. Je puis vous faire voir ma quittance.
– Appartenez-vous à la R. P. R. ?
– En effet.
– Donc, d'après les nouveaux décrets, vous devez encore un surplus équivalent à la totalité des impôts déjà versés. Voyez plutôt, c'est écrit là, ajouta-t-il en tendant un parchemin.
– Encore une iniquité car il n'y a aucune raison.
– Que voulez-vous, maître Berne, vos coreligionnaires convertis sont exemptés pendant un an de payer l'impôt et trois ans pour les tailles. Il faut bien que nous prenions ce manque à gagner quelque part. Aux entêtés comme vous de payer pour les autres. D'ailleurs, cela ne vous reviendra qu'à douze barriques de vin, cent cinquante livres de lard salé, et douze boisseaux de sel : ce n'est pas énorme pour un riche marchand comme vous.
À chaque fois qu'elle entendait le mot « sel » Angélique pâlissait.
L'huissier royal l'examina avec insolence.
– Votre épouse ?... demanda-t-il à maître Gabriel.
Celui-ci qui étudiait l'exploit qu'on lui avait remis ne répondit rien.
– Venez, messieurs, fit-il en sortant et en se dirigeant vers les hangars.
Angélique entendit l'huissier ricaner à la cantonade, en s'adressant à ses clercs.
– Ces Huguenots veulent encore nous faire la leçon... Cela ne les empêche pas d'avoir des concubines, comme tout le monde.
Chapitre 10
Suivirent des heures d'épouvante au cours desquelles Angélique attendait, à chaque instant, la catastrophe. Elle guettait les bruits de la cour. Des cris allaient s'élever. Elle verrait passer maître Gabriel encadré par les gens d'armes. Soudain, elle décida de s'éclipser, telle qu'elle était, échevelée, de courir chercher Honorine et de s'enfuir ensuite droit devant elle, le plus loin possible, toujours plus loin, jusqu'à ce qu'elle tombât, épuisée, dans la campagne.
Le départ du collecteur d'impôts la sauva de ce mouvement de folie. Les chariots passaient chargés de leur provende fiscale. Les portes se refermèrent sur eux.
La poussière dansait dans l'air safrané du crépuscule. Maître Berne traversa la cour pour rejoindre Angélique ; ses traits étaient soucieux mais restait il calme. Il se versa cependant un autre verre d'eau-de-vie. Surveiller pas à pas les investigations des clercs, faire comprendre aux manouvriers qu'ils devaient puiser sur un côté du tas de sel et non sur l'autre, échapper en même temps à l'attention soupçonneuse de l'huissier, n'avait pas été pour lui une mince épreuve.