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– Je n'ai pu vous aider, dit Angélique. Je me serais trahie.

Le marchand eut un geste las.

– C'est un coup de Baumier, répéta-t-il. Maintenant, je suis sûr que c'est lui qui a mis les deux ignobles individus sur votre piste... La visite de l'huissier devait suivre de près le constat de l'altercation et de résistance à l'autorité royale. D'ici quelques heures, ils vont commencer à se demander ce que nous avons fait de leurs sbires. Aussi ai-je renvoyé les commis et les portefaix et fermé boutique. Nous ne pouvons attendre plus longtemps pour nous débarrasser des cadavres.

Il jeta un regard vers le rectangle doré de la porte.

– Bientôt il va faire nuit. Nous pourrons agir.

Ils attendirent dans l'ombre, en silence et sans chercher à se rapprocher l'un de l'autre.

Le danger imminent les tenait en alerte et requérait toutes leurs pensées. Ils demeuraient figés, comme des bêtes menacées, qui palpitent au fond de leur terrier, dernier refuge.

Le ciel, dans l'encadrement de la porte, prenait des nuances de coquillage et jusqu'à eux parvenait, avec les rumeurs lointaines du port, le souffle rythmé de la mer.

La nuit montait, froide, bleue et douce.

– Allons, c'est l'heure, dit le marchand.

Ils gagnèrent le hangar au sel. Maître Berne sortit un traîneau de bois d'une remise.

À nouveau, ils piochèrent ensemble dans la neige amère qui leur écorchait les mains. Les corps extraits furent hissés sur le traîneau, recouverts de sacs de blé et de ballots de fourrure.

Le marchand s'attela aux brancards. Une fois qu’ils furent sortis sur l'arrière de la maison, il donna plusieurs tours de clé.

– Je veux que personne ne puisse entrer ici avant que je n'y sois revenu moi-même faire une inspection.

Il reprit l'un des brancards du traîneau et Angélique soutint l'autre. Les patins de bois glissaient facilement et sans bruit sur les petits cailloux ronds du Canada dont étaient pavées les rues et les ruelles de la ville. Le pavage très particulier, dû à un maire économe qui avait trouvé ce moyen d'utiliser les gravillons du Saint-Laurent en Nouvelle-France, dont on se servait jadis pour lester les navires manquant de fret, avait nécessité l'usage des traîneaux. Une charrette aux roues cerclées de fer eût fait un bruit infernal. Tirant leur macabre charge, Angélique et son compagnon se hâtaient comme des ombres furtives.

– C'est l'heure la plus favorable, chuchota maître Gabriel. Les quinquets ne sont pas encore allumés, et dans notre quartier de mauvaises têtes huguenotes, on nous fait attendre exprès plus longtemps que les autres pour nous punir... La brimade a parfois des avantages...

Les passants qu'ils croisaient n'avaient pas à se demander ce que faisaient là maître Berne et sa servante et ce qu'ils transportaient car on n'y voyait pas plus que dans un four.

Le marchand semblait savoir où il allait. Il obliquait dans des ruelles étroites en un circuit compliqué qui devait avoir pour but d'éviter les rues plus larges et plus fréquentées.

Angélique avait l'impression que leur expédition durait depuis des heures et elle s'étonna de se retrouver non loin de la maison, devant la porte cochère d'un de leurs voisins, le papetier Jonas Mercelot.

Son maître souleva trois fois le heurtoir de bronze. Ce fut le papetier lui-même qui vint ouvrir.

C'était un homme aux cheveux blancs, aimable et d'une grande érudition, qui avait possédé naguère la quasi totalité des moulins à papier de l'Angoumois. Ruiné par les taxes et les interdictions de conserver des artisans spécialisés religionnaires, il ne lui restait plus que sa très belle demeure de La Rochelle et un très petit commerce de papier d'art dont il était le seul à connaître les secrets-de fabrication.

– J'ai quelque chose pour ton puits, lui dit Berne.

– Parfait ! Entrez donc, mes chers amis.

Il les aida, avec la plus grande aménité, à pousser leur traîneau et son lugubre chargement dans un cellier au frais parfum de pommes. Il tenait haut sa lanterne pour éclairer le chemin.

Le marchand déchargeait les fourrures et le blé. Les corps apparurent, grimaçants, poissés de sel et de sang, et le doux papetier les contempla sans manifester aucune surprise.

– Dame Angélique aurait-elle l'obligeance de tenir la lanterne ? Je t'aiderai à les transporter, dit-il seulement avec sa courtoisie habituelle.

Berne secoua la tête.

– Non, il est préférable que tu nous guides. Elle ne connaît pas le chemin.

– C'est juste.

Angélique, une fois de plus, dut reprendre deux pieds rigides et qui lui semblaient avoir la pesanteur de la pierre. Ses bras raidis lui faisaient mal. Éclairés par le papetier qui les précédait, ils descendirent trois degrés de pierre qui conduisaient dans un magasin encombré de rames de papier empilées, de ballots de vieux chiffons et de grosses bonbonnes d'acide. Vers le fond, maître Mercelot déplaça, non sans mal, une presse à bras d'un ancien modèle qui dissimulait une petite porte vermoulue. La clé se cachait dans une anfractuosité du mur.

La porte s'ouvrait sur un escalier tournant, heureusement assez court.

Ils étaient maintenant dans une grande salle souterraine, très basse de voûte et soutenue par de larges piliers romans. Au centre se trouvait un puits, Jonas Mercelot retira le couvercle de bois cadenassé et un bruit de clapotis de vagues, de flux et de reflux, emplit la salle.

– Ce puits communique avec la mer, expliqua maître Gabriel à Angélique.

Il était obligé d'élever la voix pour se faire entendre :

– ... Ce qu'on y jette est broyé sur les rochers, cria-t-il, et entraîné très loin par les courants.

La rumeur de l'océan, comme libérée de sa prison grondait et bramait en clameurs prolongées répercutées par l'écho.

Dans ce vacarme, les gestes accomplis prenaient des allures de mauvais songe. Ces corps qu'on saisissait, qu'on balançait dans le gouffre d'ombre, on ne pouvait en percevoir le bruit de chute. Ils disparaissaient, happés, semblaient se dissoudre à la vue.

Le couvercle fut remis et le bruit s'effaça. Alors Angélique s'appuya à la margelle et ferma les yeux. « Ce n'est pas la première fois, hélas », avait dit maître Gabriel.

La rumeur sourde qu'elle continuait d'entendre, c'était La Rochelle secrète, hantée par la mer complice et par le chant des psaumes qui s'élevaient au XVIe siècle de ces caves souterraines où se sont réunis les premiers adeptes de la secte calviniste. C'était l'écho de la lutte sans merci que s'étaient livrée entre ces murs deux antagonistes et qui recommençait aux jours de persécution avec la même âpreté, les mêmes crimes... justifiés de part et d'autre.

Comment échapper au sang, à la peur !...

Honorine était couchée sur le ventre, les bras étendus, le front contre le dallage froid comme un petit animal qui attend la mort sans espérance.

– Elle vous a cherchée tout le jour, expliqua Abigaël. Elle semblait dans une anxiété anormale. Elle regardait sous les meubles. Elle voulait qu'on ouvrît les fenêtres et les portes. Elle ne vous appelait pas mais parfois elle poussait un cri qui nous faisait mal.

– Nous lui avons offert des friandises, elle a tout refusé.

– Je lui ai prêté mon cheval de bois, expliqua Laurier... Elle ne l'a pas voulu.

– Elle est malade, peut-être ?...

Ils étaient tous réunis autour de ce petit paquet prostré avec des mines soucieuses. Leur consternation s'accentua en découvrant l'état dans lequel leur apparaissait Angélique.