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– Mais que vous est-il arrivé ? s'écria tante Anna.

– Rien de grave.

Elle relevait sa fille, la serrait éperdument contre elle.

– Me voici, petit cœur, me voici.

« Honorine a senti que j'étais en danger, pensa-t-elle. Voilà pourquoi elle était inquiète. »

Honorine était née dans le danger. Son instinct lui faisait reconnaître l'approche de la bête immense et ténébreuse aux pas de velours. Elle devait la sentir toujours, tapie derrière les carreaux des fenêtres.

Cramponnée au cou de sa mère, elle réclama impérativement qu'on mît les volets de bois afin de cacher la nuit. Chacun s'empressa d'aller poser les vantaux et alors seulement elle consentit à relâcher son étreinte et à sourire. Sa mère était là et dans les reflets des vitres, elle ne voyait plus apparaître la face noire et cruelle du malheur.

On l'installa sur sa chaise et on lui apporta son gruau. Angélique alla changer de robe, mettre un devantier de toile bien empesé et cacher sous une nouvelle coiffe ses cheveux en désordre.

Maître Gabriel parlait à mi-voix avec le pasteur Beaucaire et son neveu, également pasteur et réfugié des Cévennes. Il était arrivé un jour tenant par la main son petit garçon de quatre ans, Nathanaël.

L'enfant était là aussi ce soir et les deux jumelles de la famille Carrère complétaient la maisonnée, car les voisins s'étaient partagés les dix enfants du pauvre avocat, à l'occasion de la naissance du onzième.

Honorine, enchantée d'être le point de mire d'une cour aussi nombreuse, devenait bavarde.

– Maman, dit-elle, quand Angélique revint, ce beau monsieur qui m'a donné un hochet d'or, où est-il ?

– Quel beau monsieur ? demanda maître Gabriel.

– Quel hochet d'or ? fit tante Anna soupçonneuse.

Angélique aurait trouvé ridicule de feindre :

– M. de Bardagne a eu l'amabilité de faire un cadeau à l'enfant.

Dans un silence froid, Honorine s'occupait à modeler sa bouillie d'une cuillère attentive. Elle réfléchissait profondément.

– Ze voudrais tellement avoir un père comme ça, dit-elle enfin avec un sourire enthousiaste.

Depuis quelque temps, désespérément, elle se cherchait un père. Elle avait d'abord jeté son dévolu sur le pasteur Beaucaire, mais celui-ci l'avait fort déçue. « Ma petite enfant, je t'aime comme une fille spirituelle, mais sans mentir, je ne puis te dire que je suis ton père. »

Le porteur d'eau, qu'elle affectionnait, avait également décliné une telle responsabilité.

Elle tâtait visiblement maintenant le terrain du côté de M. de Bardagne, mais le moment semblait mal choisi.

Angélique préféra l'emmener dans l'arrière-cuisine et la mettre au lit.

Mais Honorine poursuivait son idée :

– Ce n'est pas mon père ?

– Non, ma chérie.

– Où est-il alors, mon père ?

– Loin, très loin.

– Sur la mer ?

– Oui, sur la mer.

– Ze prendrai un bateau alors, dit Honorine.

Ses paupières retombèrent sur la vision d'un fabuleux voyage et elle s'endormit, brisée par les émotions.

Angélique s'occupa du repas du soir. Il lui fallait s'affairer aux tâches quotidiennes pour dominer son angoisse. Elle n'avait pas revu M. de Bardagne depuis sa demande en mariage et lui avait seulement envoyé une lettre destinée à le faire patienter.

Chacun se mit a table et on allait entamer la soupière de moules fumantes, lorsque la cloche du portail retentit.

Ils se regardèrent, le visage tendu, à la lueur des chandelles. La cloche s'impatienta à nouveau. Maître Gabriel se leva.

– J'y vais, dit-il. Si nous ne répondons pas, cela paraîtra suspect.

– Non, j'y vais moi, s'interposa Angélique.

– Envoyons le valet.

Mais le valet avait peur sans savoir pourquoi.

– Laissez-moi agir, insista Angélique en posant la main sur le bras du marchand. Que votre servante se présente, c'est l'attitude la plus normale.

Je m'informerai d'abord par le judas et viendrai vous avertir.

Par le judas, une voix interrogea :

– Est-ce vous, dame Angélique, je veux vous parler ?

– Qui êtes-vous ?

– Ne me reconnaissez-vous pas ? Je suis Nicolas de Bardagne, le lieutenant du Roi.

– Vous ?

Angélique défaillait :

– ... Que venez-vous faire ?... M'arrêter...

– Vous arrêter ?... répéta la voix, suffoquée.

Il fallut un moment au pauvre homme pour se remettre.

– ... Alors, vous ne me croyez bon qu'à cela ? Arrêter les gens à tort et à travers ?... Grand merci, pour l'opinion que vous avez de moi. Je sais que les opiniâtres que vous fréquentez me représentent volontiers comme un loup-garou, mais tout de même...

– Monsieur, je vous ai blessé, pardonnez-moi. Êtes-vous seul ?

– Si je suis seul ! Certes, ma chère enfant. Et masqué. Et enveloppé d'un manteau couleur de muraille. Un homme de mon rang qui a la stupidité de se livrer à de galantes escapades préfère être seul et ne pas attirer l'attention. Si j'étais découvert, je serais ridiculisé à jamais. Mais il fallait absolument que je vous parle. C'est très grave.

– Que se passe-t-il ?

– Allez-vous me laisser discourir, sans me donner au moins l'abri d'un coin de cour, ou venir me rejoindre dans cette ruelle fort peu passante et judicieusement obscure... Sacrebleu, dame Angélique, de quel bois êtes-vous faite ? Le lieutenant du Roi, gouverneur de La Rochelle, se déplace en secret pour vous distraire de vos fourneaux et vous apporter ses hommages, et vous le recevez comme un chien dans un jeu de quilles.

– Je suis désolée, mais que vous soyez lieutenant du Roi ou pas, votre visite secrète risque de me faire perdre ma réputation.

– Vous êtes décidément intraitable, vous me ferez devenir fou. En réalité vous ne tenez pas du tout à me voir !

– Dans les conditions présentes, je suis en effet mal à l'aise. Vous n'ignorez pas combien ma situation est déjà délicate parmi ces gens que je dois servir. Si l'on soupçonnait...

– Je suis venu précisément pour vous arracher à ce nid d'hérétiques où vous encourez les plus graves périls.

– Que voulez-vous dire ?

– Ouvrez-moi cette porte et vous le saurez.

Angélique hésitait.

– Laissez-moi avertir maître Berne.

– Il ne manquerait plus que cela !

– Je ne vous nommerai pas, mais il faut que je trouve une explication pour justifier mon absence, si courte soit-elle.

– C'est fort juste. Mais faites vite... Rien que d'avoir entendu le timbre de votre voix et respiré le parfum de votre haleine, je me sens transporté.

Angélique revint vers la maison à l'instant où maître Berne inquiet descendait.

– Qui donc sonnait ?

Elle lui expliqua rapidement la présence et la demande de M. de Bardagne Les prunelles du marchand rochelais devinrent aussi dangereuses que lorsqu'il s'apprêtait à étrangler les sbires de Baumier.

– Ce paltoquet de papiste ! Je vais m'expliquer avec lui. Je lui apprendrai à venir débaucher mes servantes sous mon propre toit.

– Non, n'intervenez pas. Il paraît qu'il a de graves nouvelles à me communiquer.

– Et de quel ordre croyez-vous donc qu'elles soient, ces nouvelles ? Les réflexions de votre fille innocente sont assez révélatrices. Nul n'ignore qu'il a jeté son dévolu sur vous et voudrait vous installer en ville comme sa maîtresse. C'est même la fable de La Rochelle !

Angélique retenait, de toute son énergie, maître Gabriel qui eût pu l'écarter comme un fétu de paille.

– Tenez-vous donc tranquille, adjura-t-elle sévèrement. M. de Bardagne a pour lui le pouvoir. Ce n'est point le moment de dédaigner son appui alors que nous venons d'aggraver notre situation déjà précaire et que vous risquez la corde.