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Plus encore que les paroles, la pression de la main fine sur son poignet domptait la colère de Gabriel Berne.

– Qui sait ce que vous lui avez déjà accordé ? gronda-t-il cependant. Jusqu'ici je vous faisais confiance...

Il s'interrompit parce qu'il revivait l'instant où cette confiance avait été ébranlée. Confusément, il avait songé aux mois de quiétude ménagère qui venaient de s'écouler sous l'égide d'une servante experte dont jamais un geste ni une expression n'avaient pu lui paraître suspects de coquetterie. Dieu sait qu'il se serait montré sévère !

Mais sa méfiance, vive au début, s'était endormie.

Et puis il y avait eu l'Ève meurtrie qui s'était jetée dans ses bras en pleurant, la femme inerte et comme fascinée qu'il avait attirée lentement contre lui. Si, alors, elle l'avait repoussé, il aurait pu se ressaisir à temps. Il en était sûr. Mais la faiblesse d'Angélique avait déchaîné en lui ce démon de la chair qu'il domptait, non sans mal, depuis les tourments de sa jeunesse. Il avait perdu la tête. Il avait plongé son visage dans une soyeuse chevelure et posé sa main sur un sein à demi nu, dont il lui semblait qu'il gardait encore, au creux de la paume, la chaleur voluptueuse.

Son regard changea.

Angélique eut un sourire triste.

– Avant, vous me faisiez confiance, dites-vous ?... Et maintenant... vous m'imaginez capable de toutes les turpitudes, parce que, dans un moment de désarroi je me suis laissé troubler. Par vous !... N'est-ce pas injuste ?...

Jamais auparavant il n'avait remarqué combien sa voix pouvait être charnelle et douce. C'était parce qu'elle lui parlait tout bas, très proche, dans l'ombre, et qu'il voyait briller ses prunelles et ses lèvres.

Ah ! qu'il était douloureux et exaltant de découvrir, derrière un visage quotidien, le mystère de sa sensualité. Parlait-elle ainsi dans ses nuits d'amour ? Il se prit à haïr tous les hommes qu'elle avait aimés.

– Dois-je vous soupçonner des plus noirs péchés, maître Gabriel, parce que, vous aussi, vous avez manqué de sang-froid ?...

Il baissa la tête comme un coupable. Heureux de l’être.

– ... Oublions cela, voulez-vous, dit-elle gentiment.

Il faut d'ailleurs l'oublier. Nous n'étions nous-mêmes, ni l'un ni l'autre... Nous venions d'éprouver un choc terrible. Maintenant, il faut redevenir comme avant.

Mais elle savait bien que ce serait impossible. Il y aurait toujours entre eux la double complicité d'un crime et d'un moment d'abandon.

Elle insista néanmoins :

– Il faut garder toutes nos forces pour lutter et nous sauver. Laissez-moi parler avec M. de Bardagne. Je peux vous assurer que je ne lui ai jamais rien accordé.

Il crut l'entendre ajouter avec un peu de moquerie : « Moins qu'à vous. »

– C'est bon, dit-il. Allez. Mais soyez brève.

Angélique revint donc vers la petite porte derrière laquelle M. de Bardagne, représentant du Roi, piaffait, d'impatience. Elle l'ouvrit et fut happée aux poignets par deux mains possessives.

– Vous voilà enfin ! Vous vous moquez de moi. Que lui racontiez-vous ?

– Mon maître est soupçonneux et...

– Il est votre amant, n'est-ce pas ? Cela ne fait aucun doute... Vous lui accordez chaque nuit ce que vous me refusez.

– Monsieur, vous m'offensez.

– À qui ferez-vous croire le contraire ? Il est veuf. Vous vivez depuis plusieurs mois sous son toit. Il vous voit sans cesse aller, venir, parler, rire, chanter... que sais-je ! Il est impossible qu'il ne soit pas fou de vous. C'est intolérable, contraire à toute morale. C'est un scandale.

– Croyez-vous que venir me courtiser par une nuit sans lune n'en est pas un ?

– Ce n'est pas la même chose. Moi, je vous aime.

Et il l'attira très près de lui, dans une encoignure.

La nuit empêchait Angélique de distinguer ses traits. Elle percevait l'odeur de lilas de la poudre dont il usait pour ses cheveux. Toute sa personne dégageait une impression de raffinement et de confort. Lui était parmi les justes. Il n'avait rien à craindre. Il était de l'autre côté de la barrière derrière laquelle souffrent les réprouvés.

Angélique n'avait-elle pas encore dans les plis de ses vêtements l'odeur du sel et du sang ?

Ses mains gercées lui faisaient mal et elle n'osait les retirer de celles qui les tenaient.

– Votre présence m'affole, murmura M. de Bardagne. Il me semble que si j'osais, dans cette obscurité, vous me seriez moins cruelle. Enfin, ne m'accorderez-vous pas un baiser ?

Sa voix était humble. Angélique pensa qu'elle devait faire un effort. On ne traîne pas un fonctionnaire royal aussi bas, sans essayer de lui consentir parfois quelque consolation d'amour-propre.

C'était le jour des expériences. La nature, après avoir privé Angélique de ses armes les meilleures, avait-elle décidé de lui en rendre l'usage dans une certaine mesure ?

– Eh bien, c'est entendu, embrassez-moi, dit-elle d'un ton résigné qui n'était guère flatteur.

Nicolas de Bardagne n'en fut pas moins transporté de joie.

– Ma chérie ! balbutia-t-il, enfin, vous êtes à moi.

– Monsieur, nous n'avons parlé que d'un baiser.

– Le paradis !... Je vous promets que je serai très respectueux.

Il eut de la peine à tenir sa promesse. Cette difficile victoire donnait toute leur douceur à des lèvres qu'il eût souhaitées moins closes. Mais il sut avec tact s'en contenter.

– Ah ! si je vous avais à ma merci, soupira-t-il, tandis qu'elle s'écartait, je parviendrais bien à vous dégeler.

– Monsieur, en avez-vous terminé avec les confidences que vous désiriez me faire ? Je crois qu'il me faudrait me retirer.

– Non, je n'en ai pas fini... Il me faut, hélas, revenir à des perspectives moins aimables. Ma chérie, ce qui m'a poussé à venir vers vous, ce soir, c'est, avec la fièvre de vous revoir, la nécessité dans laquelle je me trouvais de vous avertir de ce qui se trame contre vous. Votre sort m'inspire de l'inquiétude. Ah ! pourquoi faut-il que je sois tellement épris de vous. J'ai connu l'espérance, puis l'anxiété, et maintenant je connais la douleur. Car vous m'avez menti, vous m'avez sciemment trompé.

– Moi ? Je m'en défends.

– Vous m'avez dit que vous aviez été placée ici par la Compagnie. Mais ce n'est pas vrai. Baumier a fait une enquête à votre sujet et il a établi sans nul doute qu'aucune de ces dames du Saint-Sacrement ne s'était occupée de vous, ni même ne vous connaissait.

– Ceci prouve simplement que M. Baumier est mal renseigné...

– Non !

La voix du lieutenant du Roi était lugubre.

– ... Ceci prouve que vous mentez. Car ce rat de Baumier est au contraire toujours très bien renseigné. Il occupe un haut rang dans la Compagnie Secrète, beaucoup plus élevé que le mien. C'est pourquoi je me trouve souvent dans l'obligation de le ménager. Il me déplaît de le voir s'occuper de vous mais je ne puis l'en empêcher. J'ai su, par un rapport d'un de mes espions, qu'il se faisait fort de découvrir exactement qui vous êtes.

II se rapprocha plus près d'elle et chuchota :

– Dites-moi, qui êtes-vous ?

Il essayait de la reprendre dans ses bras, mais elle se raidit, oppressée.

– Qui je suis ? Votre question est sans objet. Je ne suis qu'une simple...

– Oh ! non. Vous continuez à mentir. Me prenez-vous pour un imbécile ? Sachez qu'il n'y a pas, dans tout le royaume de France, de simple servante comme vous qui puisse écrire des lettres aussi bien tournées, d'une plume aussi rapide que celle que vous m'avez fait porter récemment. Elle m'a à la fois atterré et comblé de joie, mais elle m'a aussi confirmé dans mon impression que vous cachiez votre réelle personnalité sous un nom et des vêtements d'emprunt...