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« Baumier, dès qu'il vous a vue, en a eu le soupçon... J'entends votre cœur qui bat à grands coups... Vous êtes effrayée. S'il découvrait quelque chose est-ce qu'il pourrait vous nuire ? Voyez, vous ne répondez pas... Pourquoi ne me faites-vous pas confiance, mon ange ? Je suis prêt à tout pour vous sauver. Tout d'abord, vous allez quitter ces tristes huguenots dont le voisinage vous est préjudiciable. Le jour où on viendra les arrêter, si l'on vous trouve parmi eux, vous n'échapperez pas aux investigations des policiers. Donc, il faut qu'à ce moment-là vous soyez loin et à l'abri. Je peux vous emmener avec votre fille dans un de mes domaines, en Berry. Plus tard, lorsque toutes ces affaires de religion seront calmées et que Baumier s'occupera d'autre chose, je vous ramènerai à La Rochelle... Vous serez ma femme, naturellement.

Il répéta noblement, craignant qu'elle n'eût pas mesuré la portée de son dévouement.

– ...J'ignore qui vous êtes, mais je vous épouserai quand même !

Angélique était incapable d'articuler la moindre parole. Les révélations qui achevaient cette journée la jetaient dans des transes affreuses. Il la retint au moment où elle le quittait, sans un mot.

– Où allez-vous ? Décidément, vous êtes une femme étrange. Vous ne m'avez même pas répondu. Réfléchirez-vous à ma proposition ?

– Oui, très certainement.

– Vous me l'avez déjà promis, une première fois. Mais ne tardez pas trop. Je dois partir demain pour quelques jours à Paris où je suis appelé pour le Conseil du Roi. Si vous aviez accepté de me suivre, je vous aurais déposée en Berry.

– Je ne puis me décider si vite.

– Puis-je être assuré, au moins, qu'à mon retour vous me donnerez votre réponse ?

– J'essaierai.

– Il faut qu'elle soit affirmative ! Baumier est habile et tenace. Je crains pour vous.

Il essayait encore de l'embrasser, mais elle se déroba, ferma la porte. Elle resta un moment immobile dans l'obscurité de la cour, puis courut comme une folle vers la maison.

Elle se heurta à maître Gabriel qui la retint par les coudes.

– Que vous a-t-il dit ? Pourquoi êtes-vous restée si longtemps ? Il vous a convaincue de le suivre, n'est-ce pas ?

Elle se dégagea avec brusquerie et voulut s'engager dans l'escalier Mais il la retint encore d'une poigne exaspérée.

– Répondez !

– Que voulez-vous que je réponde ? Ah ! vous êtes tous fous ! Vous êtes bien moins raisonnables que des enfants, vous, les hommes. Et pourtant la mort est là ! Elle vous guette. Elle est peut-être pour demain. Vos ennemis posent leurs pièges. Vous y tombez, vous pataugez dans le crime et la délation. Et à quoi songez-vous ?... À jalouser un rival, à embrasser une femme...

– Il vous a embrassée ?

– Et quand bien même il m'aurait embrassée, quelle importance ? Demain nous serons tous en prison, demain nous serons moins que des corps sous une dalle où l'on a gravé leurs noms. Nous serons des emmurés vifs dans une prison... Vous ne savez pas ce que c'est qu'une prison... Moi, je le sais.

Elle s'échappait de nouveau. Il dut l'agripper, l’encercler de ses deux bras vigoureux pour la retenir.

La lueur d'une lampe à huile, sur le palier au-dessus d'eux, versait une lueur diffuse et dans ces demi-ténèbres le visage d'Angélique, avec son expression égarée qui sublimait sa beauté, semblait échappé d'un monde supra-normal. Il tenait dans ses bras un fantôme errant, surgi aux yeux des humains grâce aux magies d'une nuit maléfique. Déjà, elle n'était plus parmi eux.

– Où courez-vous ? Vous allez affoler tout le monde.

– Il faut que je prenne ma fille et Laurier et que je les emmène. Il faut partir.

Il ne lui demanda pas où. Il la regardait comme s'il ne la voyait pas très bien avec son expression tendue, ses yeux qu'agrandissait la peur. Elle ressemblait à cette femme qu'il avait frappée à coups de bâton sur la route des Sables-d'Olonne et dont les yeux verts, avant de se ternir, l'avaient fixé si douloureusement. Elle ressemblait aujourd'hui à cette femme misérable surgie d'un rideau de pluie sur la route boueuse de Charenton et qui symbolisait tout ce qu'il y avait au monde de beauté meurtrie, d'innocence bafouée, de faiblesse condamnée, cette femme si souvent apparue dans ses songes au cours des années qu'il avait fini par l'appeler « la femme du destin » et par se demander avec angoisse ce qu'elle lui dirait un jour, lorsque le son de sa voix lui parviendrait. Car il la voyait remuer les lèvres mais il n'entendait pas ce qu'elle avait à lui dire.

Et voici que ce soir elle parlait. Il avait entendu les paroles implacables destinées à l'atteindre depuis des années : Il faut partir.

– Maintenant, par cette nuit noire ? C'est vous qui êtes folle.

– Croyez-vous que je vais attendre que les dragons du Roi entrent ici pour nous massacrer ? Que je vais attendre que Baumier vienne m'arrêter et me livrer à la justice du Roi ? Que je vais attendre de voir Laurier partir en pleurant dans ces charrettes qui emmènent on ne sait où les enfants huguenots et qui, chaque jour, quittent la ville... J'ai assez vu d'enfants pleurer et crier et appeler au secours... J'ai assez connu de prisons et de gardiens et d'attentes et d'injustices. Libre à vous de les connaître et de les apprendre... Mais moi, je pars avec les enfants... Moi, je m'en vais sur la mer.

– Sur la mer ?

– Au-delà des mers, il y a des terres neuves, n'est-ce pas ? Les gens du Roi ne pourront pas m'y atteindre. Là, seulement, je pourrai recommencer à regarder briller le soleil et pousser les fleurs. Même si je ne possède rien d'autre, j'aurai toujours cela...

– Vous divaguez, ma pauvre âme...

Parce qu'il ne se fâchait pas, que sa voix était pleine de tendresse, la tension d'Angélique tomba.

Elle se sentait infiniment lasse, vidée de tout.

– Les émotions de la journée ont été rudes, reprit-il. Vous êtes à bout.

– Certes, je suis à bout, murmura-t-elle. Et cela rend lucide, si vous saviez, maître Gabriel ! Je ne suis pas folle. Je vois simplement où j'en suis : a bout. Derrière moi, il y a un cercle de chiens enragés qui se rapprochent. Devant moi, la mer. Il me faut partir. Je dois sauver les enfants. Je dois sauver ma fille. Je ne peux supporter de l'imaginer, séparée de moi, abandonnée à des êtres indifférents, pleurant et m'appelant dans sa solitude de bâtarde, reniée par tous... comprenez-vous pourquoi je n'ai pas le droit de me laisser capturer... même pas celui de mourir...

Elle ajouta en se débattant de nouveau :

– Lâchez-moi, mais lâchez-moi donc. Je dois courir au port.

– Au port ? Pour quoi faire ?

– Pour m'embarquer.

– Croyez-vous que ce soit si facile ? Qui vous acceptera ? Et comment paierez-vous votre passage ?

– Je me vendrai s'il le faut au capitaine d'un navire.

Il la secoua, furieux.

– Comment osez-vous prononcer des paroles aussi scandaleuses ?

– Préférez-vous que je me vende à M. de Bardagne ? Tant qu'à faire de me vendre à un homme, je préfère que ce soit à celui qui m'emmènera le plus loin possible.

– Je vous interdis de le faire, entendez-vous, je vous l'interdis !

– Je ferai n'importe quoi, mais je partirai.

Elle criait et les échos de sa voix retentissaient à travers la vieille maison où, sur les tapisseries tendues, s'étageaient dans leurs cadres de bois des îles des faces pâles ou rougeaudes d'armateurs et de négociants. Jamais ces générations rochelaises n'avaient entendu crier ainsi et prononcer des paroles aussi offensantes.

Le pasteur, Abigaël, Mme Anna s'approchaient en tenant leurs chandelles et se penchaient par-dessus la rampe.