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– La violence, ma fille... commença maître Gabriel.

Elle grimaça de sa grande bouche ingrate.

– Naturellement, vous les auriez laissé faire. Et le déshonneur serait sur notre maison.

– Ce ne sont pas les enfants qui peuvent juger de ces choses, tonna maître Gabriel, subitement en colère.

C'était un homme aux apparences paisibles et qu'on eût volontiers imaginé en bon vivant. Il n'y avait, en fait, malgré sa silhouette légèrement bedonnante et la douceur de ses yeux bleus, d'homme plus éloigné d'une telle définition. Angélique devait apprendre à son contact qu'un Rochelais cache la dureté de la glace, sous un tiède revêtement matérialiste. Alors elle se souvenait par éclairs des coups de bâton dont il l'avait elle-même assommée sur la route des Sables-d'Olonne. Fait pour s'attabler devant des ortolans et en savourer toute la moelleuse perfection, il se nourrissait sans aucune peine d'un quignon de pain et d'une gousse d'ail, à la façon du bon roi Henri, lequel avait été longtemps l'hôte de La Rochelle avant d'aller entendre la messe à Paris.

Lorsque la famille se fut retirée dans une autre pièce pour y lire la Bible, Angélique, restée seule avec la vieille servante, se sentit profondément déprimée.

– Je ne sais pas si réellement ce repas vous suffit, dit-elle, mais mon enfant n'a pas assez mangé. Même au fond de la forêt, elle a toujours été mieux nourrie que dans cette maison où pourtant l'on semble riche. Est-ce que la famine et la misère du Poitou se répandent jusqu'ici ?

– Qu'allez-vous chercher là ? s'exclama la vieille indignée. Nous autres Rochelais, nous sommes les plus riches de tous les habitants des autres villes du Royaume. Et pourtant nous revenons de loin. Après le siège, vous n'auriez pas trouvé un radis. Mais allez-y voir, maintenant, dans les entrepôts, sur les quais... Nous regorgeons de marchandises, de vins, de sel et de victuailles.

– Mais alors, pourquoi cette parcimonie ?

– Ah ! On voit bien que vous n'êtes pas de chez nous ! Vous savez que pour nous autres, depuis le siège, c'est resté dans nos habitudes de couper un hareng en quatre et de compter les patates. Fallait voir le père de M. Gabriel ! Ah ! l'admirable homme ! On aurait pu lui faire manger des cailloux sans qu'il s'en aperçoive ! N'y avait que pour le vin qu'il était difficile. Les plus beaux vins des Charentes, on les trouve là-dessous dans notre cave, ajouta-t-elle en frappant de son sabot le dallage de la cuisine.

Tout en parlant, elle desservait les écuelles et commençait à les laver dans un baquet rempli d'eau bouillante. Angélique la regardait les bras ballants. Elle faisait décidément une piètre servante. Mais elle avait faim. Elle se sentait même frileuse comme si elle allait tomber malade. La brûlure de son épaule suppurait et collait à son corsage. Chaque mouvement lui rappelait la minute infamante, la peur, les tortures de l'angoisse, toutes choses encore si récentes qu'elle les sentait sur elle comme une ombre froide.

Elle prit Honorine dans ses bras. Honorine ne réclamait pas. Elle ne réclamait jamais. Qu'elle eût le refuge des bras de sa mère paraissait lui suffire en tout. Elle était peut-être comme ces protestants qui ne désirent pour vivre qu'une chose essentielle et peuvent se détacher des autres. Comme ils lui avaient souri tout à l'heure, à l'enfant... L'enfant maudite !... Fallait-il demeurer sous ce toit ?... Fallait-il s'en éloigner ? Pour aller vers quel refuge ?

– Tenez, voilà du caillé et du pain pour la petite, dit la vieille servante en disposant une portion énorme sur un coin de la table.

– Mais si vos maîtres...

– Diront rien, surtout pour elle... Je les connais. Après vous la coucherez là.

Elle montra à Angélique dans un renfoncement de la cuisine un vaste lit très haut et couvert d'édredons.

– N'est-ce pas la place habituelle où vous couchez vous-même ?

– Non, moi j'ai une paillasse en bas, près des magasins. Je dors là pour veiller aux voleurs.

Lorsque Angélique eut rassasié et couché l'enfant, elle revint près de l'âtre. Elle n'aurait pas le courage de dormir cette nuit. Elle préférait cent fois retenir la présence de la vieille Rebecca, bavarde, on le sentait et qui pourrait lui être de bon conseil pour son existence future. La vieille tisonnait quelque peu les braises ardentes.

– Asseyez-vous là, ma belle, dit-elle en désignant un escabeau en face d'elle. Nous allons gratter un crabe. Avec là-dessus un bon petit vin de Saint-Martin-de-Ré. Voilà qui vous remettra le cœur en place.

Le crabe qu'elle avait tiré d'un vivier dans l'office était énorme comme une assiette. Il remuait vaguement et de violet devenait rose puis rouge. Rebecca le retourna d'un tisonnier expert. Après quoi elle le brisa avec dextérité et en remit la moitié à Angélique.

– Faites comme moi, tenez votre couteau de cette façon. Surtout, n'en laissez rien, que la carcasse. Tout est bon dans un crabe.

La chair fumante, extraite de la pince, avait la saveur de la mer, son goût si différent de celui des produits de la terre, qu'il semble qu'on aborde ainsi à la nostalgie des horizons lointains, à la poésie des rivages.

– ... Goûtez-moi ce vin, insista Rebecca. Il fleure le goémon.

Elle tendit une oreille inquiète.

– ... Des fois que dame Anna viendrait par ici. Elle ferait sa tête...

Mais la grande maison était silencieuse. Après le chant des psaumes, chacun était allé se coucher. Une lampe à huile veillait près du vieillard malade. Dans son sous-sol, maître Gabriel faisait ses comptes. Dans la cuisine, le feu crépitait. Et l'on entendait derrière les vantaux fermés une rumeur chuchotante : la mer.

– Pour sûr, non, vous n'êtes pas de chez nous, reprit la vieille. Avec des yeux comme ça, peut-être venez-vous de Bretagne ?...

– Non, je viens du Poitou, dit Angélique qui regretta aussitôt d'avoir parlé.

Quand donc apprendrait-elle à considérer le monde comme hostile, semé d'embûches ?...

– Il s'est passé du vilain par là, dit l'autre d'un air entendu. Racontez voir un peu.

Ses yeux brillaient de curiosité.

– ... Ah ! je vois ça, reprit-elle comme Angélique demeurait silencieuse, vous en avez tant vu que vous n'osez pas en parler, vous êtes comme la Jeanne ou comme la Madeleine, des cousines au boulanger, ou comme cette grosse Sarah du village de Vernon, qui en est devenue quasiment folle. Faites donc pas cette tête-là, j'ai rien dit. Et mangez plutôt. On s'arrange de tout, allez ! Chacune se croit la plus malheureuse et puis il y en aura toujours une autre qui aura pire à vous raconter. La guerre, les sièges, les famines, qu'est-ce que vous voulez que ça vous apporte une fois que c'est en train ? Du malheur. Et pourquoi seriez-vous oubliée dans la distribution ? Il n'y a pas de raison. « Quand l'enseigne chevauche, la fille perd l'honneur », dit le proverbe. Moi, j'ai vécu le siège, et mes trois enfants y sont morts de faim... Je vais vous raconter cela…

Angélique pensait, légèrement choquée de ce raisonnement simpliste :

« Oui, mais moi, j'étais la marquise du Plessis-Bellière. »

Sous sa haute coiffe, une sorte de hennin tout en largeur, la vieille Rebecca avait une face ratatinée et des yeux rieurs enfouis au milieu de ses rides. Même lorsqu'elle parlait avec gravité de choses tragiques, son regard conservait la même lueur amusée.

– Moi, dit Angélique, cette fois à haute voix (et elle s'étonna de s'entendre) j'ai tenu mon enfant égorgé dans mes bras.

Elle frémit encore tout entière.

– Oui, je vous comprends, ma belle. Quand on a perdu un enfant on passe dans un autre monde. On n'est plus pareille aux autres. Moi, c'en est trois, je dis trois innocents que j'ai couchés dans leur tombe pendant le siège.