– Comment partirons-nous ? interrogea-t-elle.
Les traits du marchand rochelais s'éclairèrent :
– Figurez-vous, cela tient du miracle, comme vous dites, vous autres Papistes. L'armateur Jean Manigault, le plus opposé à tout départ, a subitement décidé d'être des nôtres. Une mésaventure récente l'y a contraint : son jeune fils Jérémie lui a été enlevé alors que le gamin avait eu l'imprudence de s'attarder à regarder passer une procession. « On » y a vu un désir de conversion et comme le petit a plus de sept ans, il a été conduit à la maison des Frères Minimes. Manigault a dépensé une fortune pour obtenir sa libération. Elle n'est que provisoire. Si riche qu'il soit, Manigault maintenant tremble pour son enfant. Donc il part. Son adhésion facilitera notre entreprise. À Saint-Domingue il possède déjà de nombreux comptoirs. Et c'est donc sur un de ses propres navires que nous allons nous embarquer.
« Voici son plan : Il me semble bon. Un de ses navires de traite revient prochainement d'Afrique. Les esclaves seront entreposés dans les magasins à quai en attendant leur nouveau départ pour les îles. Manigault les inscrira sur le rôle, présenté aux autorités. Mais au dernier moment, c'est nous qui prendrons la place des esclaves. Si aucune visite supplémentaire n'est effectuée à bord entre le moment où nous aurons quitté le quai et celui où nous aurons franchi le Pertuis d'Antioche, nous pourrons nous considérer comme sauvés.
– Mais les esclaves ?
– Ils seront laissés à terre, dans les magasins cadenassés, et on aura pris soin de les droguer afin qu'ils ne manifestent leur présence que le plus tard possible.
– Le grand courage de M. Manigault consiste donc à abandonner ainsi le bénéfice d'une cargaison précieuse, fit Angélique, à nouveau pratique.
– Il y a bien d'autres choses encore que nous devons abandonner, répondit pensivement Berne. Mais Manigault n'est pas le plus à plaindre. Il compte bien reprendre le commerce avec son successeur ici. En somme, il sera à Saint-Domingue au lieu d'être à La Rochelle. Ce sera la même affaire. Il a déjà assuré ses arrières. Moi, j'ai quelques petites sommes placées en Hollande et en Angleterre. De plus, nous mettrons à profit les jours qui nous restent pour transformer la plupart de nos biens en sacs d'écus. Cela tient peu de place sur un navire.
– Ces mouvements d'argent ne risquent-ils pas d'attirer les soupçons ?
– Nous agissons prudemment. Les catholiques avec qui nous traitons savent que les protestants sont acculés à vendre pour faire face à la double taxation.
Angélique posa la question qui lui brûlait les lèvres.
– Quand, quand nous embarquons-nous ?
– Dans deux ou trois semaines.
– Trois semaines ! s'exclama-t-elle. O Dieu, que c'est long !
Son interlocuteur tressaillit et parut soulevé de rancune envers elle.
– Cela semble très court quand il s'agit de s'arracher à la terre de ses pères, fit-il sourdement.
Il frappa du poing contre la table.
– ... Maudits soient ceux qui nous y contraignent !
Elle aurait voulu lui demander pardon, mais elle ne dit rien, de peur de l'irriter davantage.
Angélique, qui avait déjà tout perdu, comprenait mal ce qui retenait encore les Protestants à leur vie dolente, asphyxiée.
Mais comme le paysan d'une terre ingrate s'attache au sol qu'il fait fructifier, et contemple sans envie la vallée fertile qui lui est étrangère, les protestants s'accrochaient toujours à leur sort fragile. La seule pensée de ces îles d'Amérique, ce soleil, cette liberté qu'on leur promettait, les rendaient tristes.
L'habitude de ramer au milieu d'une mer démontée, d'aborder un obstacle après en avoir franchi un autre, de s'ancrer, leur avait fabriqué une race résistant à tous les assauts, farouchement cramponnée. La persécution était leur climat depuis déjà deux siècles. Quitter leur ville et leur province, leur paraissait maintenant plus insupportable que la lutte sourde dont ils avaient l'habitude.
Ne plus vivre sous le ciel de La Rochelle ! Songer que leurs enfants ne respireraient plus l'air familier chargé de senteurs marines, ne poseraient pas leurs pieds dans les empreintes de leurs pères.
Pieds nus, claquant sur le sable, des générations de petits Rochelais ont couru sur la plage en faisant sauter les coquillages d'un coup de couteau, ouvrant une huître, buvant son eau fraîche et amère à l'ombre de la Tour de la Lanterne, tandis que la marée rousse revient vers le havre, faisant danser de-ci, de-là, les hautes voiles blanches des grands vaisseaux marchands.
Tout quitter...
– Trois semaines, c'est court, soupira le marchand rochelais, et pourtant je sais aussi que le danger est pressant. Mais il faut essayer de mettre toutes les chances de notre côté et voici pourquoi ces trois semaines d'attente valent bien le risque d’être encourues. Car dans trois semaines au plus, la flotte commerciale hollandaise va relâcher à La Rochelle. Vous savez, comme moi, que ces gens-là n'aiment pas voyager isolément, à la façon française. Ils se groupent entre eux et deux fois l'an ce sont de véritables armadas de navires marchands protégés par des navires de guerre qui quittent Amsterdam ou Anvers. Or, Manigault est assuré en Hollande. Cela lui procure certains avantages, entre autres celui de pouvoir faire partie de ces convois et de bénéficier de leur protection. Il nous faudra donc attendre leur arrivée. Non seulement cela créera dans le port une animation et même un désordre propices à nos projets, mais lorsque nous tendrons la voile, mêlés à ce troupeau, nous échapperons forcément aux contrôles de la Marine Royale qui aurait vraiment trop à faire s'il lui fallait arraisonner tout le monde. C'est ainsi que nous éviterons les vérifications d'état civil de dernière heure. Une fois le port quitté – et je gage que ce jour-là les délégués civils de l'Amirauté ne se montreront pas pointilleux – nous serons à l'abri des poursuites !
Angélique hocha affirmativement la tête. Ce plan apparaissait raisonnable et même fort habile. Pourtant, elle continuait à avoir peur. Les semaines de délai lui semblaient plus longues à franchir qu'une année. Que tramait le sire Baumier, dans l'ombre ? Il n'était pas homme à abandonner sa proie. N'allait-il pas profiter du séjour à Paris de Nicolas de Bardagne pour prendre des décisions qui risquaient de ne pas être approuvées par son supérieur ?...
Un étau serrait le cœur d'Angélique, mais elle redressa la tête avec courage. – Dieu vous entende, maître Gabriel !
Chapitre 12
Le chemin de la falaise serpentait entre des herbes sèches et salées. Il suivait le tracé tourmenté du littoral qui, de La Rochelle, conduisait par un festonnement de criques, de baies, et de promontoires dentelés jusqu'au petit hameau de La Pallice, en face de l'île de Ré. Un sable gris rendait la marche difficile. Angélique n'avançait que lentement.
Elle ne s'en inquiétait pas. Elle avait le temps devant elle et, bien qu'elle eût préféré en avoir terminé avec la mission dont on l'avait chargée, elle commençait à savourer cette promenade impromptue.
Honorine trottait à ses côtés avec beaucoup de vaillance. Depuis le jour de l'assassinat des deux policiers, Angélique ne voulait plus la laisser derrière elle quand elle sortait. D'ailleurs elle-même ne s'absentait que fort peu. Elle ne se risquait qu'avec répugnance hors de la maison. Elle voyait partout des silhouettes suspectes et croyait lire dans les yeux des passants une énigmatique condamnation. Le piège se resserrait, elle en était sûre !
Les heures, les jours s'écoulaient calmes mais, pour Angélique, ils étaient comme le sable qui s'effrite sous des fondations solides. Le sable coulerait encore, encore, et puis tout s'effondrerait !