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– Entre là, dit-il en la poussant.

Ce faisant, il lui prit la main et la sépara de celle d'Honorine.

– Vous, les enfants, restez ici.

– Mais ils peuvent bien venir avec moi, protesta Angélique.

– C'est impossible ! M. Baumier doit t'interroger.

Angélique rencontra les regards de Martial et de Séverine. Ils avaient les lèvres entrouvertes sur leur souffle précipité. Leurs cœurs devaient battre à grands coups. Ils avaient déjà été amenés ici lorsqu'on les avait arrêtés. Elle eut envie de leur crier : « Surtout, ne parlez pas... » car elle avait eu l'imprudence de les entretenir à mi-voix de leur départ pour les Amériques, durant la traversée de l'Ile de Ré à La Pallice. Elle ne put que leur recommander.

– Tenez bien Honorine. Faites-lui comprendre qu'elle doit être sage et qu'il faut se taire...

Les derniers mots se perdirent dans les hurlements d'Honorine, furieuse d'être séparée de sa mère. La porte se referma et Angélique demeura anxieuse dans la pièce où elle venait d'être introduite. Elle tendait l'oreille aux cris de sa fille qui dominaient des voix d'hommes bourrues, bien intentionnées sans doute, essayant de la calmer. Les cris décroissaient. On éloignait l'enfant. Il y eut des bruits d'autres portes refermées et le silence revint.

– Avancez. Asseyez-vous.

Angélique sursauta. Elle n'avait pas remarqué la présence du sieur Baumier, derrière sa table. Il lui désignait un tabouret de l'autre côté.

– Asseyez-vous, dame Angélique.

Elle trouva qu'il appuyait sur son nom avec une intonation qui lui parut indéfinissable. Il affectait de ne pas la regarder pendant qu'elle prenait place, et feuilletait un dossier, tout en grattant d'un doigt son crâne, entre ses cheveux clairsemés.

Des brins de tabac lui sortaient du nez. Il grommela « bien... bien... » à plusieurs reprises, referma le dossier et se renversa en arrière contre le haut dossier de son fauteuil de tapisserie usée.

Baumier avait les yeux très rapprochés, ce regard convergent, un peu louche, et animé d'une lumière fixe, que l'on voit aux inquisiteurs. Autant Nicolas de Bardagne était peu destiné au rôle qui lui avait été dévolu, autant celui-ci était à sa place dans sa fonction.

Angélique le sentit. Elle allait avoir à combattre. Le silence se prolongeait. Il était dans la tactique de Baumier d'impressionner ainsi ceux qu'il avait à interroger, mais en l'occurrence, le temps qu'on lui laissait permettait à Angélique de rassembler ses forces. Elle ne savait pas sur quel point vulnérable il allait d'abord attaquer. Baumier lui-même ne le savait peut-être pas non plus. Il passait sa langue sur ses lèvres minces, tout à l'intensité de ses réflexions et cela lui donnait une impression de renard cruel.

Enfin, il se décida et se pencha d'un air patelin.

– Dites-moi, ma belle, qu'avez-vous fait des corps ?

– Des corps ? répéta Angélique étonnée.

– Ne commencez pas à jouer l'innocente. Vous ne seriez pas si émue si vous ne compreniez pas de quoi il retourne. Ce n'est pas un bon souvenir pour vous, n'est-ce pas, que ces corps qu'il a fallu transporter... cacher... hein ?

Angélique réussit à maintenir sur son visage le même masque d'ahurissement poli.

Baumier s'impatientait.

– Ne perdons pas de temps inutile... de toute façon, vous serez obligée d'avouer. Ces corps... ces hommes... Vous savez ?... L'un d'eux avait une redingote bleu vif.

Il frappa du plat de la main sur son bureau.

– ... Vous prétendez qu'aucun homme vêtu d'une redingote bleu vif ne vous a accostée dans la rue, le mois dernier, ne vous a tenu des propos galants ?

– Pardonnez-moi, monsieur (elle réussissait à ébaucher un sourire désemparé), je ne comprends rien à ce que vous me dites. Ne vous fâchez pas...

Le préposé aux affaires religieuses devint rouge et sa bouche prit un pli mauvais.

– Vous ne vous souvenez pas de ces deux hommes ?... Le 3 avril dernier très exactement, une heure après midi... Vous reveniez des magasins Manigault, sur le port... Ces hommes vous ont suivie... rue de la Perche, rue de la Soura... Vraiment, vous n'avez pas souvenance ?

Il dosait l'ironie et la persuasion. Elle murmura parce qu'elle ne savait pas à quel point il pourrait la confondre.

– C'est possible.

– Ah ! nous y venons, fit-il satisfait.

Il se carra à nouveau dans son fauteuil, pour la contempler comme une proie qui ne pouvait plus lui échapper.

– Alors, racontez-moi cela.

Angélique réagit. Se laisser intimider par l'assurance diabolique de son interlocuteur la mènerait a sa perte, d'un aveu à l'autre, elle s'enliserait.

– Raconter quoi ? demanda-t-elle en affectant une brusquerie un peu vulgaire. Des hommes qui m'accostent dans la rue, figurez-vous qu'il s'en trouve quelques-uns. La Rochelle est une ville de plus en plus mal famée, soit dit en passant. Et j'ai autre chose à faire qu'à tenir le compte de ces tristes sires et à me préoccuper s'ils portent une redingote bleue ou rouge.

Baumier, d'un geste, négligea sa protestation.

– Mais, de ceux-ci, je suis certain que vous vous souvenez très bien. Voyons, faites un effort. Ils vous ont suivie et... ensuite.

– Ma foi, fit-elle mordante, puisque vous dites tellement qu'ils m'ont suivie, je suppose qu'ensuite je les ai envoyés promener.

– Et vous avez continué votre chemin ?

– Sans doute.

– Le 3 avril, en revenant de chez M. Manigault, JUS êtes rentrée directement dans la maison de naître Berne, rue Sous-les-Murs ?...

Elle sentit le piège, fit mine de réfléchir profondément.

– Le 3 avril, dites-vous ?... Il se peut que je ne sois pas rentrée directement ce jour-là, mais que je me sois rendue d'abord aux magasins de mon maître comme il m'arrivait souvent lorsque j'avais un message à lui remettre de la part de M. Manigault.

Baumier parut satisfait et un sourire découvrit ses dents jaunâtres.

– Heureux pour vous que vous vous soyez enfin souvenue de vos détours ce jour-là. Si vous m'aviez affirmé le contraire, vous auriez dévoilé votre mauvaise foi. Car sachez que ces galants en question, c'est moi qui les avais attachés à vos pas. D'un estaminet sur le port où je me trouvais lorsque vous avez quitté Manigault, je les ai vus entreprendre leur filature. Un autre de mes hommes avec deux archers vous attendait aux alentours de la demeure de maître Berne, rue Sous-les-Murs. Or cet homme témoigne qu'il ne vous a pas vue revenir de tout le jour ni vous, ni vos pseudo-galants avec lesquels il devait opérer sa jonction. Et eux... on ne les a jamais vus revenir.

– Ah ! fit Angélique, comme si elle ne comprenait rien au sous-entendu tragique du préposé, dont la voix avait baissé lugubrement d'un ton.

– Ne recommencez pas à jouer l'innocente, cria-t-il en frappant à nouveau sur la table.

Il grinçait des dents de fureur.

– Vous le savez très bien pourquoi ils ne sont pas revenus. C'est parce qu'on les a tués. Et je sais qui. Je vais vous expliquer comment les choses se sont passées puisque vous avez si peu de mémoire. Vous êtes arrivée aux entrepôts de votre soi-disant maître et, là, mes hommes ont suivi leur consigne – oh ! une consigne qu'ils suivaient bien volontiers, je le reconnais – et ils ont cherché à obtenir de vous leur petite récompense. Maître Berne est intervenu avec ses commis. Il y a eu bagarre, mes deux hommes ont succombé sous le nombre et sous les coups. Maintenant, comment les avez-vous fait disparaître, c'est ce que je voudrais savoir ?