Il consulta à nouveau un petit papier.
– Le curé de la paroisse la plus proche de votre lieu de service, Saint-Marceau, dit qu'il ne vous a jamais vue assister aux offices, ni ne vous a entendue en confession. Qu'est-ce que cela signifie ? Que vous vous détachez de la foi catholique ?
– Non, certes pas, dit Angélique avec un sursaut qui eut la précieuse qualité d'être sincère.
Baumier le sentit et fut déconcerté. Les choses ne marchaient pas tout à fait comme il voulait. Il s'offrit une prise de tabac, renifla, éternua bruyamment sans songer à s'excuser et se moucha longuement, avec un soin répugnant.
Angélique ne put s'empêcher d'évoquer l'instant où Honorine avait surgi, cramoisie sous son bonnet vert, les yeux étincelants de haine, et levant son bâton sur Baumier en criant : « Celui-là, ze veux le tuer. »
Son cœur s'emplit d'amour pour la petite créature indomptable qui, déjà, se dressait comme elle contre ce qui était bas, haïssable.
Il fallait sortir de là, reprendre Honorine, gagner les quelques heures qui les séparaient de leur fuite.
– Et cela, dit Baumier. Qu'est-ce que vous en pensez ?
Il lui tendait des feuillets. C'était une liste de noms. Il y avait ceux de Gabriel Berne et de sa famille, ceux des Mercelot, des Carrère, des Manigault, d'autres encore. Angélique la relut, par deux fois, intriguée, puis inquiète. Elle jeta sur son vis-à-vis un regard interrogateur.
– Tous ces gens-là vont être arrêtés demain, fit-il, avec un sourire épanoui.
Et, brusquement, il lui assena :
– Parce qu'ils veulent s'enfuir.
Alors Angélique reconnut la liste. C'était la copie de celle qui avait été établie par Manigault des passagers clandestins du Sainte-Marie, tous étaient là jusqu'au petit Raphaël, dernier-né des Carrère, celui qui avait été déclaré « bâtard d'ordonnance » parce que les pasteurs n'étaient plus reconnus comme auparavant officiers d'état civil pour l'enregistrement des naissances.
Son nom à elle y était inscrit également venant à la suite de la famille : dame Angélique, servante.
– Le Sainte-Marie ne partira pas, reprit Baumier. D'ores et déjà il est soumis à la plus étroite surveillance.
Les solutions et les attitudes les plus diverses se succédaient dans l'esprit d'Angélique à un rythme effrayant, et elle les abandonnait l'une après l'autre. Ses facultés surexcitées lui montraient aussitôt de quelle manière Baumier les retournerait contre elle. Il savait beaucoup de choses. Il savait tout. Mais elle ne le laisserait pas faire. N'importe quoi valait mieux que le silence qui, en se prolongeant, prendrait figure d'aveu.
– S'enfuir, dit-elle, pourquoi ?
– Tous ces Huguenots cherchent à sauver leur fortune en se retirant chez les ennemis de la France plutôt que d'obéir au Roi.
– Je n'ai jamais ouï de tels bruits... Et pourquoi serais-je sur cette liste ? Je n'ai pas de conversion à fuir, ni de fortune à sauver.
– Vous pourriez craindre de demeurer à La Rochelle... Après tout, vous êtes la complice d'un assassin.
– Ah ! Monsieur, cria Angélique en feignant une grande terreur, je vous en supplie, ne répétez pas une pareille accusation. Je vous fais serment qu'elle est fausse. Je pourrais vous en donner la preuve.
– Vous savez quelque chose ?
– Oui, oui.
Angélique plongea son visage dans son mouchoir.
– Monsieur, je vais vous dire toute la vérité.
– À la bonne heure, s'écria Baumier dont le visage s'illumina de triomphe. Parlez, mon enfant, je vous écoute.
– Ce... ces hommes que vous dites avoir envoyés à ma suite, ce 3 avril, c'est vrai, je me souviens très bien d'eux.
– Je m'en doutais.
– Surtout de ce garçon en redingote bleue. Comment vous expliquer, monsieur, j'ai honte. Mais, en vérité, contrairement à ce que vous croyez avoir compris, mon maître est un homme austère et, dans sa maison, la vie n'offre guère de distractions. Je suis une pauvre fille avec une enfant à charge. J'ai accepté de servir chez ce Huguenot parce qu'il m'offrait un bon salaire. Mais il est très sévère. Il faut travailler, travailler et lire la Bible, c'est tout. Ce jour-là, quand ce jeune homme aimable m'a abordée, rue de la Perche, j'ai pris plaisir à écouter ses propos. Ne vous fâchez pas, monsieur.
– Je ne me fâche pas, bougonna Baumier, cela prouve qu'il faisait bien le métier pour lequel je le payais. Et alors ?
– Alors, nous avons continué notre chemin en devisant agréablement et quand je suis arrivée aux magasins de maître Berne où je devais me rendre, je crois que j'avais su lui faire comprendre... que je le reverrais volontiers plus tard... et dans des conditions plus intimes. Je me souviens qu'il a discuté avec son camarade et qu'il lui a dit quelque chose de ce genre : « Le vieux crabe nous a rempli les poches pour mener cette affaire... »
– Le vieux crabe ? sursauta Baumier.
– Je ne sais pas de qui il parlait, monsieur, maintenant je suppose que c'était peut-être... de vous.
– Continuez, fit-il furieux.
– Oui, ils semblaient dire qu'ils avaient de l'argent à leur disposition.
Elle s'avançait beaucoup, c'était là un détail qu'elle ignorait. Mais elle pouvait supposer que, lorsque le Président des Commissions royales lançait sur le pavé de La Rochelle ses suborneurs patentés, il devait les pourvoir suffisamment pour éblouir les belles. Sa déduction s'avéra juste car il ne cilla pas. Angélique s'enhardit :
– Il a continué : « Pour une fois que nous en avons une plaisante et qui ne nous met pas la main sur la figure, on ne va pas gâcher notre chance. Va m'attendre à la Taverne de Saint-Nicolas et offre-toi un pot aux frais du vieux... hum ! Et, ensuite, nous aviserons. »
– Qu'est-ce qu'il voulait dire par là ? demanda Baumier qui semblait fumer de rage contenue.
– Je ne sais pas, monsieur... Je vous avoue que j'avais autre chose en tête. C'était un garçon si aimable. Il faut reconnaître que vous l'avez bien choisi. Il était fort hardi. Ce n'était pas pour me déplaire, surtout, comme je vous l'ai expliqué, que ma vie est si peu distrayante chez ces Huguenots et qu'il y avait longtemps que je n'avais pas goûté certains... plaisirs. La ruelle était déserte.
Elle se prenait en horreur d'improviser une aussi vilaine histoire, mais pour l'instant Baumier semblait y mordre. Il était tellement ébranlé, et cela stimulait l'imagination d'Angélique.
– Ce qui a tout gâché, c'est que mon maître, M. Berne, nous a surpris. Il est très violent et il s'est mis dans une grande colère. Il est très fort aussi et mon nouvel ami n'était guère en état de lutter contre lui. Il a pris le parti de détaler, ce qui était le parti le plus sage, n'est-ce pas ?
– La peste soit de ces freluquets. Pourquoi s'étaient-ils séparés ? Si je les envoie par deux, c'est qu'il y a des raisons !...
– Quant à moi, mon maître m'a traînée dans son bureau pour me tancer. Il était, je vous l'ai dit, très en colère...
– Jalousie !
– Peut-être, fit Angélique avec un mouvement de coquetterie, mais toujours est-il qu'il était sur le point de me donner du bâton lorsque l'huissier Grommaire est intervenu et m'a épargné la correction.
Baumier s'agitait. Il était évident que la nouvelle présentation des événements le déconcertait.
– C'est tout !
– Non, ce n'est pas tout, murmura Angélique en baissant la tête derechef.
– Quoi encore ?
– Ce garçon à la redingote bleue, je... je l'ai revu.