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La maison de maître Gabriel n'était séparée des remparts que par une ruelle étroite. Un garçon agile eût pu, de la fenêtre, s'amuser à sauter sur le chemin de ronde. Rebecca expliqua à Angélique qu'elle connaissait tous les militaires qui prenaient la garde de jour et de nuit à la Tour de la Lanterne. Car elle écossait ses pois devant la fenêtre ouverte, ou ravaudait les bas de la maisonnée, eux passaient en bâillant et on bavardait. Elle était la première à connaître toute la vie du port car les sentinelles de la Tour de la Lanterne devaient signaler l'arrivée des flottes de sel ou de vin, venant de Hollande, des Flandres, d'Espagne, d'Angleterre ou d'Amérique, chaque navire, de guerre ou de commerce, étranger ou rochelais. Dès qu'une voile blanche pointait, à l'horizon, sous les îles d'Oléron ou de Ré, l'homme embouchait sa trompe. Puis à l'entrée du havre, une cloche sonnait longuement. Et l'effervescence s'emparait des courtiers, des marchands, des armateurs. À La Rochelle, on ne s'ennuyait jamais à cause de tous ces navires qui, chaque jour, déversaient sur ses quais la vie du monde entier.

Autrefois, on signalait les arrivées de la Tour Saint-Nicolas, mais maintenant qu'elle avait été à moitié jetée à bas, la si belle tour, cet honneur en revenait à la Lanterne.

C'était heureux pour la maison de maître Gabriel. Rebecca pouvait louer le Seigneur d'avoir été guidée vers cette maison pour y offrir ses services.

Elle referma la fenêtre, remit les panneaux de bois et le silence revint, plus profond d'avoir été arraché aux tourments de la tempête. Angélique passa sa langue sur ses lèvres. Elles étaient fraîches et salées.

Elle s'aperçut qu'Honorine avait été réveillée. Dressée sur le lit, avec sa chevelure luisante sur ses petites épaules nues, elle ressemblait à un bébé-sirène qui a entendu l'appel des flots. Ses yeux vagues étaient pleins d'un songe étrange. Angélique la recoucha et la reborda. Elle se rappelait qu'Honorine était marquée du signe de Neptune. Le petit garçon de sept ans était assis sur la dernière marche de l'escalier qui menait aux autres étages. Caché dans l'ombre, il avait dû écouter avidement les récits de la vieille servante.

Celle-ci passa devant lui en hochant la tête à plusieurs reprises.

– C't'enfant a pris la vie de sa mère en venant au monde. L'est point aimé...

Elle commença de descendre en marmonnant.

– ... Des orphelins qui souffrent, des mères qui pleurent, c'est ainsi... S'arrêtera pas de sitôt, la ronde des larmes, c'est moi qui vous le dis...

Le point blanc de sa coiffe se perdit dans l'obscurité.

– Il faut aller te coucher, dit Angélique au petit garçon.

Il se leva docilement. Il avait un visage souffreteux. Son nez coulait. Ses cheveux raides accentuaient son aspect minable.

– Comment t'appelles-tu ? interrogea-t-elle.

Il ne répondit pas et se mit à monter l'escalier en frôlant les murs. Il ressemblait à un rat craintif. Elle s'avisa, alors qu'il était déjà à l'étage au-dessus, qu'il n'avait pas demandé de lumière et elle le rejoignit vivement.

– Petit, attends, tu n'y vois rien, tu pourrais tomber.

Elle lui prit la main, une petite patte froide et fluette, et cela lui fit un choc au cœur. C'était le rappel d'un geste infiniment doux qu'elle n'avait pas accompli depuis longtemps.

Il montait toujours et elle le suivait. Il était semblable à une petite ombre à peine incarnée, mystérieuse et qui l'entraînait. C'était lui maintenant, semblait-il, qui l'avait prise par la main.

– Est-ce là que tu loges ?

Il fit oui du menton, en la regardant cette fois, comme s'il ne croyait pas à sa présence. On avait aménagé dans le grenier un lit qui ressemblait plutôt à un grabat. La paillasse ne devait pas être souvent secouée, les draps étaient douteux, la couverture bien légère pour la saison. En hiver, il devait faire glacial ici. Dans l'encadrement d'une lucarne ronde, la lune par instants montrait son visage blême, et éclairait, sous l'entrecroisement des fortes poutres, l'amoncellement d'objets hétéroclites, coffres, meubles désaffectés.

Juste en face du lit, il y avait même un grand miroir fêlé.

– Te plais-tu ici ? demanda-t-elle à l'enfant. N'as-tu pas froid, ou peur ? Y a-t-il des choses qui bougent, quelquefois ?

Elle capta son regard effrayé.

« Certainement, il y a des rats », se dit-elle, et il a peur.

Elle commença à le déshabiller. Ces épaules maigres sous ses mains, c'était le corps fragile de Florimond quand il était petit, ces lèvres closes, celles de Cantor qui parlait si peu, mais chantait en secret, cette nostalgie dans le regard, celle de l'enfant Charles-Henri qui rêvait à sa mère.

Il semblait étonné qu'on l'aidât à se déshabiller. Il voulait lui-même ôter ses vêtements. Il les plia sur un escabeau avec le plus grand soin. Dans sa chemise blanche, il paraissait encore plus maigre.

« Cet enfant meurt de faim. »

Elle le prit dans ses bras et le serra contre elle. Des larmes coulaient de ses yeux sans qu'elle y prît garde. Elle n'avait jamais été qu'une mère superficielle, se disait-elle. Elle les avait défendus du froid et de la faim à la façon des bêtes, parce qu'ils étaient ses petits, mais cette délectation du cœur à les serrer contre elle, à s'emplir les yeux de leur vue, à vivre de leur vie, elle ne l'avait pas connue et ne l'avait pas recherchée. Les racines qui la liaient à eux, elle ne les avait ressenties que depuis qu'on les lui avait arrachées si cruellement. La plaie vive continuait de saigner, creusant en elle la douleur de ce qui aurait pu être et qu'elle avait négligé.

« O mes fils ! mes fils !... » Ils étaient venus trop tôt. Ils avaient encombré sa vie. Elle leur en avait voulu parfois de leur présence qui la forçait à se détourner de son propre destin pour s'occuper du leur. Elle n'était pas mûre pour les délicats bonheurs. Il faut que la femme s'enfante avant que naisse la mère.

Elle borda le petit garçon dans son lit en lui souriant pour qu'il ne s'étonnât pas de ses larmes. Après l'avoir embrassé, elle redescendit.

Dans l'arrière-cuisine, près du lit, elle ôta son premier corsage, puis se brossa longuement les cheveux. Maintenant, elle ne voulait plus s'en aller. La maison des remparts, devant la mer, était pleine pour elle d'attente et la protégerait.

Chapitre 2

Le lendemain, Mme Anna lui remit non sans solennité et des paroles appropriées, une Bible reliée en vélin noir.

– J'ai remarqué, ma fille, que vous ne vous joignez pas aux répons des prières. Sans doute avez-vous laissé s'attiédir votre foi. Voici le Livre des Livres où toute femme croyante peut puiser l'esprit de soumission, de fidélité et de dévouement nécessaire à sa condition.

Demeurée seule, Angélique après avoir retourné la Bible entre ses mains, partit à la recherche de maître Gabriel. Le commis l'avertit que celui-ci était au rez-de-chaussée, dans ses magasins où il tenait ses livres de comptes.

Par la cour on accédait, en descendant un seuil, à deux ou trois grandes salles où le marchand entreposait ses denrées les plus précieuses, entre autres des échantillons de vins des Charentes et des eaux-de-vie dont il était un des plus grands fournisseurs pour la Hollande et l'Angleterre. Précisément, un capitaine anglais prenait congé après avoir passé commande et sans doute tâté du palais. Une odeur d'eau-de-vie flottait, des mouches rôdaient autour des deux hanaps de verrerie dans lesquels elle avait été goûtée.

Le capitaine anglais passa très raide, en prenant cependant la peine de tirer son feutre délavé devant Angélique et en formulant un compliment sur la « charming wife of maître Gabriel ». Celui-ci, sans lever le nez de son livre, rectifia sèchement.

– Not my wife : servant...

– Aoh ! yes, dit l'Angais en saluant derechef d'un air ravi.