Angélique ne comprenant pas l'anglais n'avait pas suivi le dialogue ni cherché à l'interpréter. Elle était trop préoccupée des réactions qui allaient suivre son aveu.
– Maître Gabriel, fit-elle en rassemblant tout son courage, je dois dissiper un malentendu. J'aurais dû le faire plus tôt. Je n'appartiens pas à la religion réformée, comme vous et les vôtres paraissez le supposer. Je... je suis catholique.
Le marchand sursauta et parut fort contrarié.
– Mais alors pourquoi vous êtes-vous laissé marquer à la fleur de lys ? s'écria-t-il. Vous auriez dû proclamer votre confession. Vous vous seriez épargné cet affreux supplice. La loi est formelle : toute femme réformée, coupable d'un délit quelconque, doit être marquée à la fleur de lys et fouettée. Grâce au juge coreligionnaire que nous avions trouvé aux Sables, j'ai pu vous éviter le fouet. Mais il ne pouvait passer outre pour l'autre partie de la condamnation car vous aviez été prise avec de dangereux bandits. Savez-vous que trois ont été pendus et les autres condamnés aux galères ?
– Je l'ignorais. Pauvres gens !
– Vous ne paraissez pas plus émue que cela ! C'était pourtant vos compagnons...
– Je les connais à peine.
Maître Gabriel eut un grand geste qui envoya un pâté d'encre sur ses additions.
– Pourquoi donc ne vous êtes-vous pas expliquée à temps, malheureuse !
Il sécha avec soin la tache et essuya sa plume.
– Pour une catholique, être marquée à la fleur de lys, c'est reconnaître qu'elle s'est rendue coupable de délits infamants : assassinats, prostitution, vols. Vous risquez d'être emprisonnée ou envoyée comme « fille à colons » au Canada, si l'on vous découvre. Pourquoi n'avez-vous pas parlé à temps ?
Il l'examina avec attention, et dit à mi-voix :
– Peut-être ne teniez-vous pas à ce qu'on vous pose trop de questions ?
– Non, en effet, maître Gabriel. Je n'y tenais pas. À ce moment-là, je ne pensais qu'à ma fille. J'ignorais encore que vous l'aviez sauvée. Je me suis laissé faire, sans comprendre ce qui m'arrivait... Maintenant c'est trop tard. Je suis marquée pour la vie. Mais vous seul le savez, maître Gabriel, si vous ne me trahissez pas...
– Je vous ai déjà reçue dans ma demeure. Nul n'attentera à votre sécurité tant que vous serez sous mon toit. Telle est la loi ancienne d'hospitalité.
– Vous ne me chassez donc pas ?
– Pourquoi vous chasserais-je ?
– Je tâcherai de ne pas décevoir votre confiance, maître Gabriel, cependant... je veux vous dire tout de suite...
– Je sais ce que vous voulez me dire, bougonna-t-il. Que vous ne comptez pas vous convertir. Rien ne vous empêche cependant de lire la Bible. Ouvrez-la chaque jour, à n'importe quelle page. Chaque fois, vous trouverez la réponse qui vous est nécessaire. Sa lecture vous rappellera un pays oublié et vous élèvera le cœur.
Il la lui remit entre les mains.
Un soleil – un soleil du sud – ruisselait dans la cour, au centre de laquelle se dressait un palmier au tronc velu, déployant les roues aiguisées de ses palmes sur le ciel d'un bleu limpide et clair. Le long du mur, près d'un banc, on voyait un lilas d'Espagne, une bordée de roses trémières grosses comme des choux, et dans des jarres antiques des bouquets de giroflées brunes et jaunes. Dans un coin, sous une voûte en coquille, un bassin et sa fontaine dont le murmure achevait de donner un cachet exotique à cette cour mi-patio, mi-jardin de province. La haute porte cochère fermait sur tout cela ses vantaux protecteurs.
Angélique revint en arrière pour reprendre diligemment les verres laissés sur la table afin de les rincer à la cuisine.
– Maître Gabriel, excusez-moi de vous déranger à nouveau. Mme Anna est-elle responsable de la maison ? Est-ce à elle que je dois demander les ordres ?
– Ma tante n'a jamais su distinguer la forme d'une casserole de celle d'un chapeau, bougonna-t-il. Quand elle s'en mêle, cela va de mal en pis et d'ailleurs cela l'ennuie.
– Alors qui doit diriger la maison ?
– Vous, pourquoi pas ? dit-il en la regardant pardessus ses lunettes. Vous m'avez l'air d'une femme entendue. Qu'il y ait de quoi manger dans la marmite et pas de poussière sur les meubles, c'est tout ce que je demande. Pour les achats nécessaires, vous me demanderez l'argent. Tenez, en voici déjà.
Il lui remit une bourse. Ces détails domestiques l'agaçaient visiblement comme la plupart des hommes. Il la rappela cependant.
– Attention, j'exige des comptes précis. Savez-vous écrire et compter ?
– Oui, monsieur, répondit Angélique.
Le soir venu, après avoir servi à la maisonnée, sous le regard perplexe de la tante Anna, une soupe aux choux corsée de lard, des poissons grillés frottés d'aromates et ruisselants de beurre, un gâteau aux pommes et des salades, après avoir fait reluire les bassines de cuivre de la cuisine, frotté les beaux meubles des chambres, et arraché un sourire au petit Laurier en lui racontant l'histoire de la princesse Cendrillon, Angélique rompue, mais apaisée, sentait qu'elle avait signé un nouveau bail avec la vie. Des questions cruciales telles que de savoir si elle échapperait définitivement aux recherches du Roi, étaient reléguées à l'arrière-plan et il lui apparaissait beaucoup plus important que le petit garçon dormît paisiblement cette nuit.
Elle alla le voir à plusieurs reprises, dans son grenier. Elle le cajola, lui raconta des histoires, le gronda un peu, mais chaque fois qu'elle remontait à pas de loup, espérant le trouver endormi, il était à nouveau assis sur sa couchette, guettant son reflet dans le miroir.
À la quatrième fois, elle n'y tint plus. Depuis trop longtemps, des années peut-être, ce petit ne devait dormir que par à-coups, épuisé, se réveillant en sursaut pour surprendre les grattements des rats, les formes inquiétantes créées par le désordre du grenier, pensant à ce qu'il ne comprenait pas, les psaumes tragiques qu'on lui faisait chanter, les paroles qu'on disait en le regardant : cet enfant a pris la vie de sa mère...
Chaque nuit devait être pour lui une longue épreuve à franchir, loin des présences familières, et de la chaleur humaine, un voyage triste et froid dont l'aube à la lucarne annonçait le terme. Alors, peut-être glissait-il dans un sommeil rassuré. Pas pour longtemps, car tante Anna réveillait tout le monde dès 5 heures au plus tard.
Angélique ouvrit une armoire, prit une paire de draps et se rendit dans une petite chambre qu'elle avait remarquée. Personne ne semblait l'habiter. Laurier y dormirait en confiance, rassuré par le voisinage de la cuisine, de l'oncle Lazare dont la toux nocturne lui rappellerait une présence proche, le tic-tac de la grosse horloge sur le palier. De plus, Angélique lui laisserait, les premières nuits, une veilleuse.
Elle fit le lit d'une main preste, tira à demi les courtines qui étaient de belle soie brochée. Une soie de Hollande. Angélique pouvait apprécier la valeur de tout ce qu'il y avait dans cette maison, peut-être plus encore que ses hôtes qui semblaient à la fois rechercher et dédaigner ce confort cossu.
À la cuisine, elle décrocha du mur une bassinoire, l'ouvrit, y jeta vivement quelques braises. Comme elle revenait, elle vit qu'une autre porte dans la petite chambre en question s'était ouverte, qui communiquait avec celle de maître Berne.
Celui-ci se tenait sur le seuil, un doigt entre les pages d'un livre de prières.
– Que cherchez-vous encore ici, dame Angélique ? Je vous rappelle qu'il est minuit passé. Votre service ne vous contraint pas à veiller jusqu'à une heure aussi tardive.
Le ton courtois ne cachait pas un certain agacement. Lorsque maître Berne, ses comptes achevés, se retirait dans sa chambre pour y méditer les Saintes Écritures, il aimait sentir sa demeure endormie autour de lui et non troublée d'allées et venues ménagères.