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Il avait toujours eu le pressentiment que les aspects de la personnalité d'Angélique étaient innombrables et se présenteraient comme des vagues successives qui devaient surgir l'une après l'autre des chocs renouvelés de sa vie. Il eût voulu retenir la marche du destin, l'irréductible élan qui emportait sans cesse, plus au loin, son existence et auquel il s'exaspérait de voir Angélique s'abandonner avec cette souplesse des femmes qui ne cherchent pas tellement à se définir, s'acceptant chaque jour différentes.

N'aurait-elle pu demeurer à Versailles, se disait-il avec impatience, puisqu'elle avait tout conquis ?... Elle était à cette époque accessible, entière, possessive, mordant aux fruits du pouvoir, de la richesse et du plaisir. Aujourd'hui la vague de sa mystérieuse odyssée l'avait portée au-delà des apparences. Elle ne se contenterait plus d'illusions. Sa force venait de son détachement, mais sa faiblesse naîtrait de ne plus pouvoir s'amalgamer à la société âpre et matérielle que le roi de France construisait sous sa férule.

– Comme vous me connaissez bien, Molines ! fit-elle, devinant ses pensées avec une certitude qui le fit tressaillir.

« Dieu sait quel pouvoir extra-lucide elle a acquis dans ces contrées sauvages et mystérieuses », se dit-il, de plus en plus inquiet.

– ... C'est vrai, je n'aurais pas dû partir. Alors tout aurait été plus simple et j'aurais continué de vivre à la Cour un bandeau sur les yeux. La Cour ! Vivre à la Cour ?... L'on fait tout ce qu'on veut, a la Cour, excepté de vivre. Peut-être suis-je en train de vieillir mais je ne pourrais plus me contenter de ces hochets brillants qui font s'agiter tant de marionnettes. Ah ! posséder un tabouret devant le Roi... Quel sommet ! Être assise à la table de la Reine pour y battre les cartes, quelle jouissance !... Passions stériles, si pauvres et qui finissent pourtant par vous envahir et vous étouffer comme des serpents, le jeu, le vin, la parure, les honneurs... Il n'y a que la danse, peut-être, que j'aimais et !a beauté des jardins, mais payées par trop de servitudes : les lâches compromis, la convoitise des imbéciles auxquels on finit par abandonner sa chair... par ennui, les sourires qu'il faut dispenser à des chancres repoussants, plus repoussants d'être devinés au fond des yeux qui vous entourent que sur les faces des lépreux que j'ai vus en Orient... Croyez-vous vraiment, monsieur Molines, que j'aurais gagné ma vie au prix de tant de douleurs, que j'aurais mérité le miracle de rester en vie, pour me laisser asservir à nouveau si bassement ? Non ! Non ! Alors le désert ne m'aurait rien appris...

Et la considérant, meurtrie encore avec les traces de son martyre posées comme un voile sur sa beauté pour n'en laisser apparaître que les traits purifiés, le dur Molines se sentait envahi à la fois par le respect et le découragement. Le raisonnement d'Angélique, malgré ses épreuves, demeurait infaillible, mais l'on pouvait déplorer qu'elle l'appliquât désormais à poser sur les turpitudes de l'époque un regard intransigeant. Molines ne put retenir un soupir. Dans la lutte qu'il menait il essayait moins de la convaincre que de la sauver.

Une catastrophe sans précédent était là, imminente, au cours de laquelle il verrait s'effondrer tout ce qui avait composé la réussite de sa vie. Non seulement sa fortune qui, espérait-il, avait des sources assez compliquées pour qu'il en pût sauver toujours quelque chose, mais d'autres éléments, qui lui tenaient plus à cœur : l'éclat et la grandeur des Plessis-Bellière, la richesse de sa province, l'assise, chaque année plus étendue, des Réformés à laquelle la terre devait ses paysans les plus travailleurs et les plus capables.

Angélique, par l'influence qu'elle avait prise sur le Roi tout-puissant, représentait le fragile pivot sur lequel reposait l'équilibre des forces patiemment édifiées et que sa désaffection pouvait faire basculer sur le versant de la ruine.

– Vos fils ? dit-il.

La jeune femme se crispa et elle tourna vers la fenêtre ce regard qu'elle avait souvent et qui semblait puiser dans la vision de la forêt une aide et une réponse à ses craintes. Ses paupières ombrées battaient nerveusement, tandis que ses pensées repoussaient, non sans effort, l'argument de Molines.

– Je sais... Mes fils. Ils me tirent vers la soumission. Le poids de leurs jeunes vies me paralyse.

Elle lui jeta un coup d'œil ironique, cinglant.

– ... Quel paradoxe, Molines, quand on pense que la vertu se sert de mes enfants pour me pousser dans la couche du Roi ! Mais il en est ainsi aux temps que nous vivons.

L'intendant huguenot ne protesta point. Il ne pouvait lui dénier un clairvoyant cynisme.

– Dieu sait que je me suis battue pour mes fils lorsqu'ils étaient petits et désarmés, reprit-elle, mais aujourd'hui il n'en est plus de même. La Méditerranée m'a pris Cantor, le Roi et les Jésuites m'ont pris Florimond, et d'ailleurs n'a-t-il pas douze ans, l'âge où un garçon bien né peut commencer à mener seul son destin ? L'héritage des Plessis-Bellière préserve Charles-Henri. Jamais le Roi ne le dépossédera. Alors ne suis-je pas libre de disposer de ma personne ?

Le teint parcheminé de l'intendant rosit sous l'effet de la colère. Il frappa des deux mains ses genoux maigres. Si elle appliquait pour la justification de sa folie la même implacable logique que jadis, il n'en viendrait jamais à bout.

– Vous rejetez votre responsabilité vis-à-vis de vos fils afin d'être libre de détruire votre existence ! cria-t-il.

– Libre surtout de ne pas sacrifier à des chimères répugnantes.

Il changea de tactique :

– Mais enfin, madame, vous semblez considérer comme inéluctable le sacrifice au Roi de votre vertu. En fait que vous est-il demandé : de faire votre soumission publique devant la Cour afin que votre rentrée en grâce ne puisse passer pour un acte de faiblesse de la part du souverain. Ce point de prestige sauvegardé, il me semble qu'une femme – et une femme comme vous, madame – a assez de tours et de ruses pour éviter...

– Avec le Roi ? fit-elle agitée d'un subit frisson. C'est impossible ! Au point où nous en sommes arrivés il ne me laissera pas quitte, et moi-même...

Elle joignit et disjoignit ses mains avec fébrilité. Il pensa qu'elle était devenue plus nerveuse que jadis. Et, sur un autre plan, plus sereine. Plus vulnérable et plus inattaquable.

Angélique essayait d'imaginer la longue galerie où elle s'avancerait, vêtue de noir, sous les regards aigus et moqueurs des courtisans, et le Roi debout, avec cet air de majesté écrasante si naturel à son visage marmoréen, à ses yeux lourds. La génuflexion, les paroles de vassalité, le baiser de servitude... Ensuite, lorsqu'elle se retrouverait seule devant lui et qu'il s'avancerait vers elle comme vers une ennemie, pour ce duel qu'il était décidé, par tous les moyens, à remporter, que pourrait-elle lui opposer ?

Elle ne posséderait même plus l'orgueil bête de la jeunesse, cette armure forgée d'ignorance, qui peut souvent faire échec à l'emprise des sens.

Elle avait vécu trop d'expériences charnelles pour ne pas ressentir, dans toutes leurs variétés, les harmonies secrètes du domaine amoureux, et elle succomberait au subtil accord qui pousse vers l'homme qui l'a vaincue la femme, cette assoiffée de jougs.

Tant de caresses d'hommes, tant de désirs et de luttes autour de son beau corps l'avaient modelée femme jusqu'aux moelles.

Jusqu'à la rendre apte à savourer une délectable humiliation.

Louis XIV, ce tacticien des esprits, ne pouvait l'ignorer.

Pour se l'attacher, sa splendide rebelle, il la marquerait de son sceau brûlant, comme les réprouvés du royaume sont marqués de la fleur de lys.