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Par pudeur, elle tut à Molines les visions qui l'assaillaient.

– Le Roi n'est pas un imbécile, dit-elle avec un rire désabusé. Difficile de vous expliquer, Molines. Mais je ne peux me retrouver devant le Roi, sinon cette chose se fera... et je ne dois pas la faire. Vous savez pourquoi, Molines... L'homme que j'aimais, ce seigneur qui m'avait élue pour dame, j'aurais pu passer ma vie à ses côtés... Ma vie n'aurait pas été cette succession de jours marqués par la douleur et la vaine attente, la joie coupée à sa racine, l'angoisse, et soudain, après une puérile et dangereuse illusion, le pire, c'est-à-dire comprendre qu'il y a des choses qui ne se réparent pas. Qu'il soit mort ou vivant, il a marché sur une autre route que la mienne. Il a aimé d'autres femmes, comme j'ai aimé d'autres hommes. Nous nous sommes trahis. Ce qui n'était qu'en son ébauche, notre vie commune, a été étouffé à jamais, et c'est la main du Roi qui a mené ce saccage. Je ne peux pardonner. Je ne peux oublier... Je ne dois pas, ce serait la suprême trahison qui me ferait perdre toutes mes chances.

– Quelles chances ? fit-il, coupant.

Elle passa une main sur son front avec égarement…

– Je ne sais pas... un espoir malgré tout qui ne veut pas mourir. Et d'ailleurs...

Elle continua vivement :

– ... Et d'ailleurs vous parlez dé mon intérêt... Consiste-t-il à retourner tendre ma coupe aux poisons de la Montespan ? Vous n'ignorez pas qu'elle a essayé de me faire assassiner, ainsi que Florimond3.

– Vous êtes assez forte, madame, et assez habile pour lui tenir tête. Déjà l'on dit que son influence est fort ébranlée. Le Roi se lasse de sa méchanceté. On dit qu'il se complaît à de longs entretiens avec une autre dangereuse intrigante, Mme Scarron, qui malheureusement est une ancienne réformée. Avec le zèle des converties, elle l'encouragerait à mener une lutte stupide et stérile contre ses anciens coreligionnaires...

– Mme Scarron ? fit Angélique stupéfaite. Mais c'est la gouvernante de ses enfants.

– Oui-da... Le Roi ne s'en intéresse pas moins à sa conversation qui a des charmes.

Angélique haussa les épaules. Puis elle se souvint que la pauvre Françoise était de la grande famille des Aubigné et que tous les seigneurs qui avaient en vain spéculé sur sa misère pour obtenir ses faveurs la surnommaient avec un mélange d'admiration et de rancœur « La belle Indienne »... Elle se souvint aussi qu'elle avait rarement pris maître Molines en flagrant délit de ne parler pour ne rien dire.

Il insistait :

– Ceci pour vous faire comprendre que Mme de Montespan n'est plus aussi redoutable qu'on pourrait le croire. Déjà vous l'avez tenue en échec alors qu'elle était à son zénith. L'éliminer, aujourd'hui, serait un jeu...

– Se vendre, murmura Angélique, acheter, mener cette lutte féroce, souterraine que je connais trop bien... Pouah ! J'en préfère une autre, fit-elle les yeux brusquement pleins d'étincelles. Et s'il faut absolument combattre, que ce soit au grand jour, sur ma terre... C'est la seule chose qui me paraisse vraie dans tout ce chaos... Être ici. Cela me fait du bien et du mal à la fois. Du mal, parce que je mesure que j'ai échoué. Du bien, parce que j'avais un infini besoin de revoir mon pays. Oui, je n'aurais pas pu ne pas revenir. C'est étrange... Il me semble que c'était écrit, que depuis le jour où pour la première fois je me suis arrachée à l'horizon de Monteloup – vous vous souvenez, Molines, quand j'avais dix-sept ans et que les chariots du comte de Peyrac m'emmenèrent vers le sud – je devais, après tout un long périple, revenir au pays de mon enfance pour y jouer ma dernière carte...

Les mots qu'elle venait de prononcer l'arrêtèrent, la laissèrent à nouveau perplexe, inquiète, et elle quitta Molines pour monter lentement l'escalier de la tourelle, d'où elle pouvait contempler l'horizon. Le bedonnant Montadour, dont elle apercevait parfois. tout en bas la silhouette grossière se projeter sur le sable du parterre, s'imaginait-il qu'elle demeurerait entre les murs de son château, tout le printemps et l'été, à attendre que vinssent l'automne et les gens du Roi chargés de l'arrêter et de la conduire vers une autre prison ?

Si, aujourd'hui, elle ne s'aventurait même pas à descendre dans ses propres jardins, c'est qu'elle avait que le jour venu, elle pourrait à son gré courir vers la forêt, et le gros gardien aux moustaches de feu n'en saurait jamais rien, continuerait à veiller, important, sur le domaine enchanté dont la princesse se serait enfuie.

Imbécile qui ne connaît rien à la vie des champs et qui ignore qu'un terrier a toujours deux issues. S'il le fallait, le jour venu, elle irait demander refuge au Bocage.

Mais avant d'être une proscrite se vêtant de verdure pour mieux se dissimuler aux yeux du chasseur, il lui faudrait tout jeter dans la balance.

– Ma dernière carte...

Conquérir une fois de plus sa liberté se révélait Mus ardu, sinon plus impossible que de s'évader du harem de Moulay Ismaël. Pour une telle entreprise sa féminité lui avait servi. Se glisser dans l'ombre, faire confiance à la nuit, au silence, adopter la défense des faibles bêtes qui les fait se confondre avec la couleur de la terre, réclamer l'alliance de a nature, c'étaient là des ruses qui dans le cas présent n'atteindraient pas leur but.

Briser un pouvoir aussi dense et solide que celui du roi de France nécessitait l'éclat, le bruit, le défi, une force mâle et féroce.

Les trompettes de Jéricho n'y suffiraient pas. Où trouver dans ce royaume soumis à un seul maître, celui qui pourrait tenir le glaive de la rébellion ?

Rendue à son monde, à son rang, à ses pairs, Mme du Plessis-Bellière pouvait mesurer qu'elle n'avait pas d'amis. Aucune complicité à espérer qu'aurait pu créer l'amitié ou la passion, ou à défaut une ambition commune. Ce jeune roi, avec quelle habileté il avait su polariser vers lui toutes les déférences. Pas un de ces fiers gentilhommes qui ne s’incline devant lui. Elle se remémorait leurs noms comme ceux de fantômes : Brienne, Cavois, Louvois, Saint-Aignan... Lauzun était en prison. Il y resterait des années, il en sortirait vieilli, sa gaieté morte...

Debout sur l'étroite plate-forme aux merlons de pierre blanche, Angélique interrogeait l'horizon.

– Ma province, me garderas-tu ?

L'ardoise des tourelles pointues brûlait sous le soleil avec un miroitement de métal. Mais le vent venu des marais apportait des souffles humides et faisait grincer les girouettes. Dans le ciel pur tournoyait un faucon aux ailes déployées.

La forêt commençait derrière le Plessis. Devant, il y avait les frondaisons du parc, puis celles de la campagne et sur la gauche, très loin, suspendu entre ciel et terre, mi-nuage, mi-songe, le début des marais poitevins.

De sa tourelle, Angélique ne pouvait distinguer aucune trace de vie. Car le Bocage, avec ses champs enfouis que couvre l'ombre d'un arbre, n'offre à l'œil qui le contemple que le même aspect moutonnant de dômes feuillus, laqués de lumière qui caractérise la forêt. Métairies dissimulées sous la voûte des châtaigniers, villages si perdus que le son de leurs cloches ne franchit pas l'épais barrage des arbres. Là même où la vie champêtre battait de son active pulsation on ne voyait qu'un désert de verdure, creusé de sillons noirs trahissant les grandes failles rocheuses au creux desquelles coulent des rivières froides : Vienne, Vendée, Sèvres...

Falaises roses, blessures béantes à travers la chair du sol, et creusées de grottes où la lumière des torches fait apparaître sous le salpêtre des silhouettes ocres ou noires, peintes, disait-on, par les génies. L'enfant Gontran les connaissait jadis. Sa sœur Angélique, fée de ces lieux magiques, les lui avait montrées. Mais comme il voulait être seul à les contempler, il avait chassé la petite fille, et Angélique, pleine de rancune, avait gardé pour elle d'autres découvertes.