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Les battements du cœur d'Angélique s'atténuèrent et, ravie de sa réussite, elle se mit à courir en bondissant. Elle retrouvait ses forces. Le dur apprentissage de la marche qu'elle avait fait sur les pistes du Maroc lui faisait trouver enfantin d'escalader les rochers moussus ou de descendre d'abrupts sentiers vers des ruisseaux encombrés de feuilles noires. La forêt tantôt se ravinait pour communiquer avec une vallée, tantôt s'élevait pour atteindre un plateau, à la courte végétation de bruyères. Angélique se mouvait avec sûreté à travers ce morcellement de clarté et d'ombre, de sécheresse et d'humidité, de relents pourris venus des profondeurs des ravines et de vibrants parfums presque méridionaux qu'on respirait sur les hauteurs, là où l'ossature même du pays perçait en rocs aigus une terre mince, toute roussie de fleurs.

Angélique s'arrêta une fois encore. La Pierre aux Fées était là dans sa clairière aux chênes druidiques, un dolmen immense, à la très longue table allongée sur quatre portants que les siècles avaient profondément enfoncés dans le sol.

Elle le contourna pour s'orienter. Maintenant elle était sûre de ne plus s'égarer. Cette portion de la forêt, avec la Pierre aux Fées, la Combe aux Loups, la Fontaine de Troussepoil, le carrefour des Trois Hiboux où se dresse une lanterne des morts, avait été, dans son enfance, le théâtre de ses exploits. En tendant l'oreille elle pouvait distinguer, portés par le vent, les coups sourds des bûcherons qui, venant du hameau de Gerbier, s'installaient l'été avec leurs longues haches parmi les arbres, et il y avait aussi, vers l'est, des charbonniers dans leurs huttes noircies, et chez lesquels elle allait parfois manger du fromage et chercher de longs morceaux de charbon de bois pour Gontran.

Mais elle y abordait par les chemins venus de Monteloup. Les sentiers menant vers le Plessis lui étaient moins familiers, bien que souventes fois elle fût allée rôder près du domaine de rêve, cherchant à apercevoir le château blanc et son étang dont elle était aujourd'hui maîtresse.

Elle eut pour secouer sa jupe de futaine où s'accrochaient des brindilles le même geste qu'autrefois, à cette même place, elle lissa ses cheveux que le vent de la course avait dénoués et les épandit sur ses épaules, sourit de sentir qu'elle attachait toujours la même importance à ces rites que pour rien au monde elle n'eût manqués jadis, puis d'un pas précautionneux et comme ralenti elle quitta la clairière et commença à descendre un escalier taillé dans le roc, recouvert aujourd'hui par l'humus et l'argile. La visite qu'elle devait rendre nécessitait une certaine solennité. Angélique n'avait jamais pu poser ses pieds nus de sauvageonne sur ce même sentier sans être saisie d'une timidité peu en accord avec son caractère. Sa tante Pulchérie ne l'eût pas reconnue alors. Cette image parfaite de petite fille sage ce n'était qu'aux génies obscurs de la forêt qu'elle l'offrait.

Le sentier tombait vite parmi des profondeurs glauques. Des sources couraient au flanc de la montagne escortées de hautes digitales d'un rouge pourpre. Puis elles s'éteignirent à leur tour. De l'épais tapis de feuilles, tourné en boue, ne pouvaient éclore que des champignons dont les dômes visqueux, orange ou somptueusement violets, éclairaient le sous-bois comme d'inquiétantes lanternes d'un lieu de ténèbres. Tout était là : la peur, l'émoi sacré mêlé de dégoût, la curiosité et la certitude d'accéder à l'autre monde, celui des maléfices qui donne puissance et autorité. Angélique était maintenant obligée de se retenir aux arbres tant la pente était rude. Ses cheveux lui tombaient dans les yeux. Elle les écarta avec impatience. Elle ne se rappelait plus que ce lieu fût si loin et inaccessible ; puis elle soupira de soulagement en distinguant l'autre clarté naissante, celle que créait de l'autre côté de la falaise la lumière du soleil à travers la transparence verte des feuillages. Sa main tâtonna, cherchant à travers la mousse l'appui ferme du rocher et elle se laissa glisser en s'écorchant un peu sur une étroite plate-forme dominant quelque peu la rivière, dont on percevait le murmure.

Se retenant toujours, elle se pencha, souleva d'une main un rideau de lierre et découvrit l'ouverture de la grotte. Elle ne se souvenait plus du mot qu'il fallait prononcer alors ; elle chercha, mais en vain, à se souvenir. Cependant on bougeait à l'intérieur du rocher. Un pas traîna, une main décharnée glissa sur la paroi, et le visage d'une très vieille femme se devina à la lueur blême du clair-obscur.

Elle ressemblait à une nèfle racornie avec sa peau brune et ratatinée, mais une abondante chevelure d'un blanc de neige étirait ses touffes de mèches mortes autour d'elle.

Ses yeux clignotaient, examinant l'arrivante.

Angélique demanda en patois :

– Est-ce toi, la sorcière Mélusine ?

– C'est moi. Que veux-tu, gazoute ?

– Te remettre ceci.

Elle tendit à la vieille un paquet qui contenait du tabac à priser, un morceau de jambon, un petit sachet de sel, un autre de sucre, un morceau de saindoux et une bourse remplie de pièces d'or.

La vieille examina ces choses avec attention, puis tournant son dos rond de chat étique, elle rentra à l'intérieur de la grotte. Angélique la suivit. On aboutissait à une salle ronde, tapissée de sable, faiblement éclairée par une ouverture plus haute que cachaient des épines. Par là s'échappait la fumée d'un petit feu sur les braises duquel reposait un chaudron de fonte.

La jeune femme s'assit sur une pierre plate et attendit. Ainsi faisait-elle lorsqu'elle venait consulter jadis la sorcière Mélusine. Ce n'était pas la même qu'aujourd'hui. Elle était encore plus vieille et plus noire, et elle était morte pendue à la branche d'un chêne par des paysans qui l'accusaient d'avoir immolé leurs enfants. Quand on avait su qu'une nouvelle sorcière s'était glissée dans les grottes des Hauts-de-Mère, on l'avait appelée Mélusine par habitude.

D'où viennent les sorcières des forêts ? Quels chemins de malheur et de malédiction les conduisent vers les mêmes lieux, pour y faire alliance avec la lune, le chat-huant et les plantes ?... On disait que celle-là était la plus savante et la plus dangereuse qu'on eût connue dans la contrée. On racontait aussi qu'elle soignait la fièvre par du bouillon de vipère, la goutte par les sels de cloportes, et la surdité à l'aide d'huile de fourmis, qu'elle était également capable d'enfermer un démon des premières légions de Satan dans une noisette. Donner le fruit à croquer à son ennemi procurait la joie de le voir sauter jusqu'au plafond et il n'y avait guère qu'un pèlerinage au sanctuaire de N.-D. de la Pitié en Gâtines, dont le reliquaire renferme un cheveu et un ongle de la Vierge, pour vous débarrasser de tels sorts.

Les jeunes filles qui avaient fauté connaissaient le chemin de son repaire et aussi ceux qui trouvaient trop long d'attendre la mort naturelle d'un vieil oncle à héritage.

Angélique, qui avait entendu tous ces ragots, regardait avec intérêt l'étrange créature.

– Que veux-tu, ma fille, demanda enfin celle-ci d'une voix grave et fêlée. Veux-tu que je t'éclaire sur ton destin ? Veux-tu que je t'aide à enchaîner l'amour ? Veux-tu que je te prépare des tisanes qui te redonneront la santé, ébranlée par tes longs voyages ?

– Que sais-tu de mes longs voyages ? murmura Angélique.

– Je vois l'espace autour de toi et le soleil brûlant. Donne-moi ta main que j'y lise ton avenir.

La jeune femme refusa.

– Je suis venue pour une requête plus simple. Toi qui connais tous les hôtes de la forêt, pourrais-tu m'indiquer où se cachent des hommes qui parfois se réunissent pour prier et chanter des cantiques avec des paysans venus des hameaux ? Un danger est sur eux. Je voudrais les avertir mais j'ignore leur lieu de rendez-vous.