Angélique avait envoyé La Violette jusqu'à Grandhier pour prévenir les châtelains. Mais ceux-ci ignoraient le lieu du rendez-vous de la forêt. Les proscrits changeaient fréquemment d'emplacement. M. de Grandhier avait cherché à se diriger vers la forêt mais il avait été arrêté par des dragons patrouillant comme par hasard aux environs de sa demeure.
C'est alors qu'Angélique avait pensé à la sorcière Mélusine.
– J'irai et je les trouverai bien.
Il y avait si longtemps qu'elle méditait cette fugue à la barbe de Montadour. Allonger la corde qui la rivait au piquet... L'entreprise semblait sur le point de réussir.
La sorcière s'arrêtait, levait un index osseux.
– Écoute.
Du rebord sombre d'une falaise montait, à travers les feuilles, un bruit qu'on eût pu confondre avec la marée du vent mais qui se nuançait à mesure qu'on approchait de sombres mélodies, de longs appels : le chant des psaumes.
Les protestants étaient massés près de la rivière Vendée, au fond de cette gorge nommée la Gorge du Géant, parce qu'on dit que Gargantua y a fait basculer d'un coup d'épaule les énormes rochers ronds qui l'encombrent.
La lueur rouge d'un feu perçait l'ombre du crépuscule qui avait envahi le défilé. On distinguait à peine les coiffes blanches des femmes qui priaient là, mêlées aux vastes feutres noirs des paysans huguenots.
Puis un homme s'avança dans la clarté du foyer. À la description qu'en avait faite la sorcière, Angélique reconnut sans peine le duc Samuel. Sa stature de chasseur barbu était impressionnante. Elle avait déplu à Louis XIV lorsque le duc s'était rendu à Versailles avec l'intention d'y jouer, dans les cabales de la Cour, le rôle de l'amiral de Coligny au siècle passé. Disgracié, il vivait depuis dans ses terres.
Avec ses hautes bottes montant jusqu'à mi-cuisse, son pourpoint de drap noir, sanglé d'un épais ceinturon qui retenait une dague et barré du baudrier de l'épée, coiffé d'un de ces chapeaux plats démodés, garnis d'une plume, qu'affectionnaient les huguenots de province et qui les faisaient ressembler soit à Calvin, soit à Luther, selon l'ampleur de leur tour de taille, le duc Samuel de la Morinière inspirait la crainte. Il ne semblait pas de son temps, survivant d'une époque de mœurs rudes, de violences, ennemi des raffinements. Sa place était dans ce décor sauvage de roches et de nuit, et quand sa voix s'éleva, l'écho des falaises la renvoya plus basse encore, une voix de bronze, lourde, âpre, qui fit trembler Angélique.
– Mes frères, mes fils, il vient ce jour où après le silence il nous faut redresser la tête et comprendre que le service de Dieu exige de nous des actes... Ouvrez le Livre des livres... Qu'y trouvez-vous ?...
« L'Éternel s'avance comme un héros. Il excite son ardeur comme un homme de guerre. Il élève la voix. Il jette des cris. Il manifeste sa force contre ses ennemis. J'ai longtemps gardé le silence, dit-il. Je me suis tu, je me suis contenu... Mais, maintenant, je ravagerai montagnes et collines. Et j'en dessécherai la verdure... Ils reculeront, ils seront confus ceux qui se confient aux idoles taillées, ceux qui disent aux idoles de fonte... Vous êtes nos dieux... »
Sa voix sonnait. Angélique sentait un frisson hérisser sa nuque. Elle voulut se tourner vers la sorcière mais s'aperçut que celle-ci s'était éclipsée sans bruit.
Entre les cimes des arbres le ciel était encore de nacre blanche, mais dans l'obscurité de la Gorge du Géant régnait un intense sentiment de colère.
Une voix cria :
– Que pouvons-nous contre les soldats du Roi ?
– Tout. Nous sommes plus nombreux que les soldats du Roi et Dieu nous aide.
– Le Roi est tout-puissant !
– Le Roi est loin et que peut-il contre une province résolue à se défendre ?
– Les catholiques nous trahiront.
– Les catholiques ont peur, comme nous, des dragons. Les impôts les accablent et, encore une fois, ils sont moins nombreux que nous. Entre nos mains sont les terres les plus riches...
Une chouette hulula à deux reprises très proche.
Angélique sursauta. Il lui parut qu'un silence se faisait dans la Gorge aux Loups. Lorsqu'elle regarda à nouveau elle vit le regard du seigneur huguenot tourné dans sa direction. Les flammes communiquaient à ses yeux profondément enfoncés sous de noirs sourcils leur éclat rougeoyant. « Son regard de feu, disait la sorcière. Toi, tu peux le soutenir. »
Le hululement de la chouette s'éleva encore, velouté et tragique. Signal d'alerte ?... Avertissement d'une présence dangereuse autour des prédicants ?... Angélique se mordit les lèvres. « Il le faut, se dit-elle. Ma dernière carte ! »
Elle s'avança, se retenant aux branches épineuses pour descendre vers les huguenots assemblés.
En se rendant à la Gorge du Géant pour sauver le pasteur genevois, Angélique savait qu'elle choisissait sa route et qu'il ne serait pas facile de revenir en arrière.
Samuel de la Morinière, le Patriarche, était le seul qui pût détruire la foi monarchique dans le cœur des fidèles sujets protestants.
La Morinière, le Patriarche, atteignait la cinquantaine. Veuf et père de trois filles – ce qui lui était fort amer – il demeurait dans ses domaines avec ses deux frères Hughes et Lancelot, eux-mêmes mariés et pères d'une nombreuse progéniture. Toute la tribu vivait farouchement sous la férule du patriarche, partageant son temps entre la prière et la chasse. Le temps n'était plus, des fêtes qui s'étaient déroulées dans ce décor somptueux. À la Morinière, les femmes parlaient bas et ne savaient point sourire. Les enfants, nantis de nombreux précepteurs étaient dressés dès leur plus jeune âge à l'étude du grec, du latin, et des Saintes Écritures. On apprenait aux garçons à manier l'épieu et la dague. La Morinière eut-il conscience lorsqu'il rencontra pour la première fois Angélique – cette femme surgie du crépuscule avec ses cheveux d'or dans l'ombre d'une capuche de bergère, ses pieds nus et son langage châtié de grande dame – d'une égale passion informulée, d'une rancœur qui ne demandait qu'à se métamorphoser en actes et qui la rendrait docile à ses suggestions ?
Chapitre 7
L'homme qui sonnait du cor le soir échappait, pour le moment, à la persécution de Montadour. Peut-être parce que la gentilhommière de Rambourg étant proche du Plessis, le capitaine avait l'assurance de pouvoir abattre, quand il le voudrait, sa lourde patte sur ce huguenot pâle et tremblant, qui n'assumait pas sans désespoir son rôle de persécuté.
Dans leur jeunesse, Angélique et ses sœurs s'étaient souvent moquées du garçon dégingandé, à la pomme d'Adam proéminente, qu'elles rencontraient à l'occasion des assemblées de villages ou des foires dans les bourgs. Avec l'âge, le baron de Rambourg avait acquis une longue moustache triste, une femme toujours enceinte et une nuée de petits huguenots blêmes pendus à ses basques. Contrairement à la plupart de ses coreligionnaires, il était très pauvre. Les gens du pays disaient que sa famille était malheureuse depuis la neuvième génération à cause d'un chevalier de leur maison qui avait essayé d'embrasser une fée dormant dans un château, au bord de la Sèvre. La malédiction n'avait fait que s'accentuer, comme de juste, lorsque les Rambourg avaient embrassé la religion de Calvin. Isaac, dernier du nom, vivait à l'ombre de sa tour envahie de lierre et ses seuls talents et ses seules tâches se résumaient à sonner du cor. On était étonné du souffle qui pouvait jaillir de ce maigre torse. Toute la contrée l'invitait à participer aux chasses car il savait donner aux notes des différents appels d'amples et magnifiques résonances qui jetaient en transes chasseurs, meutes et gibier.
Mais depuis l'an dernier ces réunions se faisaient rares. Hobereaux catholiques ou protestants vivaient chacun dans leur coin, attendant la fin des troubles suscités par les soldats. Le baron de Rambourg avait dû répondre aux exhortations du duc de la Morinière. Car il était difficile de résister à ses décisions.