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Elle continuait à se sentir affreusement endolorie. La pensée de ce qui était advenu cette nuit, dans la forêt, ne la quittait pas. Cela lui rappelait l'épreuve amère que lui avait infligée ce fou hystérique : Escrainville. « Je croyais avoir pourtant connu le pire », se dit-elle. Elle revint dans sa chambre et posa la chandelle près de son miroir.

Penchée, elle examina son visage et y lut la transformation qui s'y était accomplie en quelques semaines. Elle avait retrouvé l'ovale lisse de ses joues. Ses yeux étaient moins creux, ses lèvres à nouveau colorées, roses et brillantes comme la pulpe des fraises sauvages.

Seule demeurait, sous les pommettes, l'ombre nouvelle, un peu tragique, qu'y avait modelée la main de la souffrance et qui conférait à ce visage, longtemps demeuré celui d'une très jeune fille, le masque hautain de sa maturité.

Non plus favorite. Mais reine.

– « Et si le pire était encore à vivre !... »

Elle voulut atténuer ce qu'il y avait de farouche dans son expression. Que donnerait ce nouveau visage sous les fards de Versailles ?

Elle ouvrit les battants de sa coiffeuse et en sortit ses crèmes et ses poudres qu'elle conservait dans des pots d'onyx. Il y avait aussi un petit coffret de bois de santal incrusté de nacre qu'elle attira vers elle et ouvrit. Machinalement...

Pour y contempler rassemblées en quelques reliques les phases de sa vie incertaine : une plume du Poète crotté, le poignard de Rodogone l'Égyptien, l'œuf de bois du petit Cantor, le collier des femmes du Plessis-Bellière, celui qu'elles ne pouvaient porter « sans rêver aussitôt guerre ou fronde »... Deux turquoises côte à côte, celle du prince Bachtiari bey et celle d'Osman Ferradji... « Ne crains rien Firouzé, car les étoiles racontent... la plus belle histoire du monde... » Manquait un anneau d'or, celui de son premier mariage, qu'elle avait perdu lorsqu'elle était à la Cour des Miracles et qu'elle soupçonnait le truand Nicolas de lui avoir volé, une nuit, dans son sommeil.

Dur cheminement pour elle, de clartés et de gouffres alternant depuis que la volonté du Roi avait fait d'elle une veuve sans nom, sans droits et sans recours. Elle n'avait alors que vingt ans. Plus tard, après son mariage avec Philippe jusqu'à son départ pour Candie, les années qu'elle avait vécues dans le rayonnement de la Cour pouvaient être considérées comme des années de paix. Oui, si l'on envisageait sa vie triomphante, comblée, de grande dame, ayant son hôtel à Paris, son appartement à Versailles, et courant de fêtes en fêtes. Non, si elle se remémorait les intrigues auxquelles elle avait été mêlée et les chausse-trapes qu'on avait semées sous ses pieds. Mais, là au moins, elle suivait l'ordre établi, elle était parmi les puissants de ce monde.

La rupture avec le Roi l'avait rejetée dans le chaos. Que lui disait-il donc encore, le grand mage, Osman Ferradji ?

– La force que le Créateur a mise en toi ne te permettra pas de t'arrêter avant que tu n'aies rejoint le lieu où tu dois te rendre.

– Quel est-il, Osman Bey ?

– Je l'ignore. Mais tant que tu ne l'auras pas atteint, tu ravageras tout sur son passage et jusqu'à ta propre vie...

Elle reverrait Samuel de la Morinière. Il le faudrait ! Elle se mit à l'injurier en elle-même, agacée de ce trouble malsain qui continuait à l'habiter, et qui la dominerait encore lorsqu'elle se retrouverait en sa présence. Cet homme avait au moins vingt ans de plus qu'elle. C'était un hérétique sans esprit, morne et cruel. Mais il l'obsédait et elle s'interrogeait sur lui, curieuse de savoir s'il possédait vraiment cette puissance anormale qui l'avait si fortement effrayée. Lorsqu'elle songeait à certains moments de leur lutte, sa gorge se serrait.

Elle prit du bout des doigts, dans un pot, de la crème rose et commença à masser légèrement ses tempes. Le miroir, limpide comme une eau forestière, renvoyait la lumière de ses cheveux. Elle y vit naître une forme, imprécise, tel un cauchemar, titubante et qui peu à peu s'éclaira en son milieu d'une lueur rousse : la moustache du capitaine Montadour.

Venu à pas de loup jusqu'à sa chambre, il avait tourné la poignée de la porte et, surpris, l'avait vue céder sans effort. L'effroi succédant à son premier sentiment de triomphe, un peu haletant, il s'était penché scrutant la pénombre où ne brillait qu'une seule chandelle. Il avait aperçu Angélique debout devant son miroir.

Allait-elle se transformer en biche ?...

Son long peignoir transparent révélait ses formes parfaites. Ses cheveux dénoués lui faisaient, sur les épaules, une cape aux chauds reflets. Elle penchait un peu la tête et ses doigts faisaient naître à ses joues de savoureuses fleurs roses.

Alors il s'était approché.

Angélique se retourna médusée.

– Vous !

– N'aviez-vous pas eu la bonté de laisser votre porte ouverte, très belle ?

Il suait à grosses gouttes et ses yeux disparaissaient presque derrière les boules rouges de ses pommettes, tant son sourire voulait être jovial. Avec ça, puant le vin, les mains tendues et tremblantes.

– Allons, ma jolie, est-ce que vous ne m'avez pas fait assez languir. Cela doit vous tarder à vous aussi, pas vrai, jeune et belle comme vous l'êtes ? Est-ce qu'à nous deux on ne pourrait pas nous payer du bon temps ?...

Il n'était pas adroit et le savait. Mais sa langue pâteuse embrouillait le madrigal qu'il aurait voulu tourner, et voilà qu'il sortait des « pauvretés » impardonnables. Il préféra passer à une action plus brillante et saisit la jeune femme à pleins bras. Elle eut un haut-le-cœur en éprouvant la mollesse envahissante de cette bedaine et se rejeta en arrière, renversant un des pots d'onyx qui se brisa sur le dallage.

Des bras d'hommes, partout des bras d'hommes pour l'étreindre : le roi, le soudard, le huguenot, d'autres encore, toujours, des bras d'hommes, des corps d'hommes contre le sien...

Elle saisit, dans le coffret, le poignard effilé de Rodogone l'Égyptien et le tint en défense devant elle, d'un geste prompt que lui avait appris la Polak.

– Écartez-vous... ou je vous saigne comme un pourceau.

Le capitaine recula de deux pas, les yeux arrondis devant le spectacle incroyable.

– De... de quoi ?... bégaya-t-il... mais c'est qu'elle le ferait !

Son regard incrédule allait de la lame étincelante aux prunelles non moins étincelantes de celle qui la tenait.

– ... Allons ! allons... on ne s'est pas compris...

Puis il se retourna et aperçut les serviteurs qui s'étaient massés dans l'ombre de la chambre et qui barraient la porte. Malbrant et son épée dégainée, les laquais, les valets, qui avec un bâton, qui avec un couteau, et jusqu'à Lin Poiroux, le cuisinier, avec sa toque blanche et ses gâte-sauces, tous armés de leurs tourne-broches et de leurs meilleures lardoires.

– Y a-t-il quelque chose pour votre service, monsieur le capitaine ? demanda l'écuyer d'une voix où perçait la menace.

Montadour jeta un regard vers la fenêtre ouverte puis vers la porte. Qu'est-ce qu'ils faisaient là, tous, avec leurs yeux sauvages ?

– Foutez le camp ! gronda-t-il.

– Nous ne recevons des ordres que de notre dame, répliqua Malbrant ironique.

La Violette, doucement, se glissa vers la fenêtre et la ferma. Montadour ne pouvait plus appeler. Il comprit que rien ne les empêcherait de l'assassiner là, en quelques coups de rapières ou de lardoires. Ses hommes bivouaquaient au-dehors et, d'ailleurs, il n'en avait que quatre dans la propriété, les autres ayant été envoyés dans un village où l'on avait signalé des bandes protestantes.

Une sueur froide lui mouilla les tempes et coula entre les plis de son cou congestionné. Par un réflexe militaire, il porta la main à son épée, décidé à vendre chèrement sa peau.