Il n'était pas bavard comme Nicolas. Il était facilement rouge et saisi d'implacables colères. C'était les protestants, on ne sait pourquoi, qui attisaient sa haine. Avec Angélique, ils allaient guetter, aux carrefours, les enfants huguenots qui revenaient de l'école et ils leur lançaient au visage des chapelets, afin de les entendre crier : au diable ! Ces souvenirs revenaient à l'esprit d'Angélique, tandis qu'avec un bruit d'averse légère se déchirait, sous l'étrave, le tapis de lentilles d'eau.
Valentin n'aimait toujours pas les protestants mais il avait été sensible aux écus d'or que lui avait remis la marquise du Plessis-Bellière. Il avait pris ses clés et fait monter femmes et enfants dans les plates.
À une bouffée d'air plus large, on devina que le chemin d'eau s'élargissait. Le premier bateau heurta la terre ferme. Dans un halo irisé, la lune sortait des arbres. Elle révéla la demeure des seigneurs d'Aubigné qui dormait, entourée de saules, parmi des pelouses aux longues herbes. Le château était bâti sur l'une de ces innombrables îles de l'ancien golfe du Poitou, dont les roches à fleur de sol ont été battues jadis par la mer. L'hiver, les eaux n'en montaient pas moins jusqu'au seuil du grand escalier de pierre. Château Renaissance, édifié par un maître qu'avait tenté le reflet des pierres blanches dans le miroir insondable, et aussi, peut-être, la situation inaccessible des lieux. Demeure pour conjurés s'il en fut !
Des chiens aboyaient...
On vint vers les arrivants et Mlle de Coesmes, la cousine du vieux marquis, apparut tenant haut un chandelier. Sévère, elle écouta Angélique lui parler de l'état misérable des pauvres femmes, veuves la plupart, qu'elle avait conduites jusqu'ici dans l'espoir qu'on les prendrait en charge et qu'on les aiderait à gagner La Rochelle. Elle n'approuvait pas l’ingérence dans les affaires des réformés d'une catholique aussi suspecte que Mme du Plessis. Ses débordements à la Cour n'étaient-ils pas trop connus ? Cependant elle la fit entrer et tandis que l'on conduisait les paysannes aux cuisines, elle considéra la robe de futaine qu'Angélique portait sous une mante pour ses expéditions nocturnes, ses souliers plats et boueux et le carré de satin noir qu'elle nouait sur ses cheveux pour les maintenir.
La vieille fille serra les lèvres derechef, prit un air de martyre résignée et avertit sa visiteuse :
– Le duc de la Molinière est ici. Voulez-vous le voir ?
Angélique se troubla sous l'annonce. Elle se sentit rougir et dit qu'elle ne voulait pas déranger le duc.
– Il est arrivé ici couvert de sang, chuchota Mlle de Coesmes qui, malgré tout, se laissait exciter par tant d'événements. Une escarmouche avec les dragons de l'infâme Montadour, il n'a pu se dégager et s'est réfugié dans les marais. Son frère Hughes a pris Pouzauges à ce qu'il paraît. Monsieur de la Morinière regrettait de ne pouvoir vous joindre.
– S'il est blessé...
– Laissez-moi le prévenir.
Elle attendit en tremblant, mais lorsque le pas du patriarche huguenot retentit sur les dalles du palier, elle se raidit, et tandis qu'il descendait, elle lui jeta un regard hardi et dur.
Il vint à elle. Une profonde entaille barrait son front. Les chairs boursouflées n'étaient pas encore cicatrisées. Cette blessure béante n'était pas pour adoucir son aspect. Elle le trouva plus grand, plus lourd et plus noir que jamais.
– Madame, dit-il, je vous salue.
Il tendit à demi vers elle sa main nue.
– ... Garderez-vous l'alliance ?
Ce fut Angélique qui détourna les yeux de ce regard. Elle eut un geste vers l'office dont les portes entrouvertes laissaient passer la lueur du feu et les voix rassurées des femmes protestantes.
– Vous voyez !
Elle n'aurait pas cru que cette chose qui s'était passée à la Pierre aux Fées pourrait à ce point s'imposer à elle et la paralyser à la fois de gêne et de trouble. Subissait-elle l'influence d'une personnalité que certains de ses contemporains ont déclarée envoûtante bien que désagréable à accepter. Ses frères, son épouse, les femmes de ses frères, ses filles, ses neveux, ses gens, ses soldats ne savaient pas lui désobéir. Il n'avait qu'à paraître. « Si près du dieu, il y avait en lui quelque chose de diabolique », a-t-on écrit du grand seigneur protestant qui se dressa à son heure, brièvement mais férocement, en face de Louis XIV.
Il ne lui présentait pas d'excuses. Était-il offensé, dans son orgueil démesuré, qu'elle ne se fût pas rendue aux deux appels qu'il lui avait lancés ?
– Pouzauges, Bressuire, dit-il enfin. Les bourgeois nous sont acquis. Nous avons pris les armes des garnisons et nous en avons armé les bandes levées dans les campagnes. Les troupes que M. de Marillac avait laissées dans le nord se sont retirées plus à l'est et nous avons occupé immédiatement leurs positions en Gâtine. Les troupes de MM. de Gormat et de Montadour sont coupées de tout secours et elles ne s'en doutent encore pas.
Elle le fixa vivement, le visage illuminé.
– Est-ce possible ? Je l'ignorais.
– Comment l'auriez-vous su ? Vous gardiez le silence.
– Alors, murmura Angélique, à mi-voix, comme pour elle-même, le Roi... le Roi ne peut plus m'atteindre...
– Dans quelques jours, je sortirai des marais et je chasserai Montadour de vos domaines.
Elle soutint son regard.
– Soyez remercié, monsieur de la Morinière.
– Pardonné ?
Le mot avait dû lui coûter un effort surhumain car son front se gonfla et le sang suinta au bord de l'entaille.
– Je ne sais pas, fit-elle en détournant la tête.
Et elle marcha vers la porte en murmurant :
– Il me faut maintenant regagner le Plessis.
Sur le perron il la suivit, descendit à ses côtés.
Comme elle s'engageait dans l'allée, vers le débarcadère, il la saisit à la taille d'un mouvement convulsif et irrésistible.
– Je vous en prie, regardez-moi, madame.
– Attention, chuchota-t-elle, avec un mouvement vers l'ombre où l'attendaient maître Valentin et sa barque.
Il la poussa derrière un saule et, sous la retombée légère des feuillages, il l'enlaça de ses bras noueux.
Le même réflexe de répugnance et de désir la raidit contre lui. Oui, l'amour avec le patriarche devait être une chose terrible, inhabituelle. Tout son corps la trahissait. Elle serra les épaules du huguenot sous ses mains crispées, ne sachant si elle le repoussait ou si elle s'y appuyait comme à un roc invincible dont son existence menacée éprouvait le besoin.
– Pourquoi ? haleta-t-elle, mais pourquoi troubler l'alliance ?
– Parce qu'il faut que vous soyez à moi !
– Mais qui êtes-vous ? gémit-elle. Je ne comprends plus. Ne vous présente-t-on pas comme un homme de prières et de mœurs austères ? On disait que vous méprisez les femmes !...
– Les femmes ? Oui. Mais vous... Sous le porche romain, vous étiez Vénus. J'ai compris... Ah ! quel voile se déchirait... Attendre aussi longtemps, toute une vie, pour comprendre ce que c'est que la beauté d'une femme.
– Mais qu'ai-je dit ? Qu'ai-je fait ce jour-là ? N'avions-nous pas parlé ensemble de votre lutte pour votre foi...
– Ce jour-là... le soleil était sur vous, sur votre peau, sur vos cheveux... Je ne savais pas. J'ai compris tout à coup. La beauté d'une femme.
Il l'écarta un peu.
– ... Je vous fais peur à vous aussi ? Les femmes m'ont toujours redouté. Je vais vous faire un aveu, madame, qui est au fond de moi une honte sanglante. Mon épouse, lorsque j'entrais chez elle, me suppliait parfois à mains jointes de ne pas la toucher. Elle m'a dévotement servi pourtant et m'a donné trois filles mais je n'ignore pas que je fus pour elle un objet d'horreur. Pourquoi ?...
Elle le savait. L'ironie du hasard ou des hérédités avait fait de ce descendant d'une race qui avait peut-être reçu l'apport du sang maure, de ce protestant sévère, un amant à la complexion redoutable.