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La révélation d'Angélique l'avait foudroyé. Il existait donc une autre face de la vie, dont la grâce pouvait lui être accessible. Et parce qu'elle lui avait paru faible et sans défense, malgré la force de sa beauté, les démons de la luxure s'étaient déchaînés en lui. Il jouait sur la domination qu'il avait sur elle, craignait son regard, mais ordonnait. C'était une lutte épuisante par l'extrême des sentiments qui s'étaient emparés d'eux. La complicité de la rébellion les isolait. Ils étaient poussés vers la réalisation de leur passion inquiétante comme vers la nécessité d'exterminer les soldats du Roi ou de braver le maître du royaume.

– Vous serez à moi, répéta-t-il sourdement. Vous m'appartiendrez...

La même adjuration que le Roi. Le même impérieux marché.

– Peut-être un jour... balbutia-t-elle. Ne soyez pas brutal.

– Je ne suis pas brutal. (Sa voix tremblait presque.) Ne parlez pas comme les autres femmes qui ont peur. Je sais que vous, vous n'aurez pas peur. J'attendrai. Je ferai ce que vous voudrez. Mais ne refusez plus mon appel à la Pierre aux Fées.

Assise au fond de la barque garnie de paille, elle se sentait vidée, alanguie comme si elle venait de subir, en réalité, cette possession forcenée. Que serait-ce de la chose quand elle y consentirait ?... Angélique remuait la tête pour chasser des images insoutenables.

Une nuit, dans la forêt, le chasseur noir faisant d'elle sa proie, la clouant sur la mousse, l'opprimant de son énorme corps maladroit. Elle, se débattant contre ses mains, contre la touffeur de sa barbe, jusqu'à l'instant magique où l'éveil de la chair ferait basculer l'angoisse du côté des délices. Oubli total, halètements, cris...

Elle jeta la tête en arrière avec une expression excédée. La bruine lui mouillait les cheveux. Pourtant il ne pleuvait pas. Derrière le bateau, un moment subsistait un sillon de marbre noir qui lentement s'effaçait sous la matité laiteuse des minuscules plantes rapprochées.

La lune, comme une énorme perle à l'irisation opaline, ne versait qu'une lumière atténuée sous les branches, et la silhouette de maître Valentin, debout à l'arrière et maniant la perche, était à peine moins étrange que celle des aulnes penchés au-dessus du chemin d'eau.

Le haut parfum des menthes révélait la rive proche. On la frôlait parfois, des branches raclaient le bois de la plate, mais le meunier n'avait besoin d'aucune lanterne pour se guider dans ce dédale. Angélique parla pour échapper à ses tentations.

– Vous souvenez-vous, maître Valentin ? Vous étiez déjà le maître du marais lorsque vous m'emmeniez pêcher l'anguille.

– Oui da.

– Possédez-vous toujours cette hutte où nous abordions pour faire cuire la bouillure et nous régaler ?

– Toujours.

Angélique continua de parler afin d'éviter le silence.

– Une fois, je suis tombée à l'eau. Vous m'avez repêchée, couverte d'algues et, en rentrant à Monteloup, j'ai été fortement punie. L'on m'a défendu de retourner dans les marais et, peu après, j'ai été envoyée au couvent. Nous ne nous sommes plus revus.

– Si fait. À la noce de la fille au père Saulier.

– Ah ! oui.

Elle se souvint.

– Tu avais un bel habit de drap, dit-elle en riant, et un gilet brodé. Tu te tenais tout raide et n'osais pas danser.

Puis elle revit la grange où elle avait dormi, fatiguée par les farandoles et où Valentin s'était glissé à sa suite. Il avait posé la main sur sa poitrine naissante. Ce gros garçon un peu simple avait été le premier désir à rôder autour de la marquise des Anges. L'importune réminiscence la gêna.

– Et après, dit la voix lente du meunier comme s'il avait suivi le cours de sa pensée, j'étais malade. Mon père m'a dit : ça t'apprendra à caresser les fées. Il m'a conduit au sanctuaire de Notre-Dame de la Pitié pour me faire lire les exorcismes sur la tête.

– À cause de moi ? fit Angélique, saisie.

– L'avait raison, pas vrai ? Vous êtes une fée.

Angélique ne dit ni oui ni non. Elle s'égayait, mais le ton de maître Valentin restait grave.

– J'ai guéri. Ça a été long quand même. J'me suis pas marié plus tard. J'ai pris des servantes. Pas plus. Le mal des fées, l'on ne s'en remet pas si facilement. Pas tant le corps qui est touché que le cœur. On se languit. P't'être bien c'est l'âme qui reste malade...

Il se tut, et le bruit soyeux des algues écartées emplit le silence où fluta, tout à coup, un crapaud.

– Pas loin, on arrive, dit l'homme.

La barque heurta la rive. L'odeur des bois et de la terre descendit jusqu'à eux. Derrière, les autres barques conduites par les petits laquais accostaient à leur tour.

– Viendrez-vous jusqu'au moulin, madame la Marquise, pour y boire un verre ?

– Non, merci, Valentin. La route est longue encore.

Il les accompagna jusqu'à la lisière des arbres, son chapeau à la main.

– Là, près de ce vieux chêne, Nicolas le berger vous attendait avec des fraises des bois posées sur une feuille.

C'était surprenant que l'écho d'une voix puisse faire renaître son cœur d'enfant dans son corps de femme qui avait traversé tant de fortunes diverses et, devant elle, l'image d'un petit garçon aux boucles noires, aux yeux pétillants qui tenait d'une main son bâton et, de l'autre, des fruits parfumés et qui l'attendait à l'entrée de son domaine à lui : les prés et les bois.

Elle écarta la vision, ternie par la vie :

– Nicolas, dit-elle, sais-tu ce qu'il est devenu ?... Un bandit, il a été envoyé sur les galères du Roi. Sais-tu comment il est mort ? Au cours d'une révolte qu'il avait menée, un officier l'a fait tomber à la mer...

Et, comme l'homme demeurait silencieux :

– Cela ne vous étonne pas, maître Valentin, que j'en sache si long sur Nicolas Merlot qui a disparu du pays depuis tant d'années ?

Il hocha la tête :

– Non, ma foi, vous seule pouvez connaître le passé, comme l'avenir, pas vrai ? Allez, l'on sait bien qui vous êtes, l'on sait bien d'où vous venez !...

Chapitre 13

Au Plessis, la voix de Montadour ébranlait les murs. Angélique l'entendit dès la cave.

« S'est-il aperçu de mon absence ? » songea-t-elle en s'immobilisant.

Elle remonta avec précautions jusqu'au vestibule.

– Abjure ! Abjure !

Un être plié en deux, les bras sur le visage, jaillit du salon et vint s'écrouler aux pieds d'Angélique, un paysan abasourdi, la face tuméfiée et sanglante.

– Not'dame, gémit-il, vous avez toujours été bonne pour les réformés... Pitié !.. Pitié !

Elle posa sa main sur la grosse tête hirsute et il se mit à sangloter dans les plis de sa robe comme un enfant.

– Je les tuerai tous, dit Montadour en apparaissant sur le seuil de la pièce. Je les écraserai comme des punaises et j'exterminerai tous les catholiques qui leur ont prêté assistance.

– Comment des choses semblables peuvent-elles se passer sous notre ciel ! s'exclama Angélique à bout d'indignation. Abjure ! abjure ! On se croirait à Miquenez. Vous ne valez pas mieux que les Maures fanatiques qui torturent les chrétiens captifs en Barbarie.

Le capitaine haussa les épaules. Le sort des chrétiens captifs en Barbarie lui était bien indifférent. C'est à peine s'il savait qu'il en existât.

Angélique parla à mi-voix à l'homme prostré. Elle murmura en patois.

– Prends ta faux, paysan, et va rejoindre les bandes de la Morinière. Que tous les hommes disponibles te suivent. Marchez jusqu'au carrefour des Trois Hiboux. Là, le duc vous enverra des ordres et des armes. Et, dans deux jours, peut-être avant, Montadour va être chassé de nos terres. On s'apprête, je le sais.