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– Puisque vous le dites, madame la Marquise, fit-il ranimé, les yeux brillants d'espoir.

Et sa ruse campagnarde reprenant le dessus :

– J'm'en vais la leur signer, mon abjuration, pour avoir la paix et m'en aller... Pour deux jours seulement et pour son service, le Seigneur peut pas m'compter ça. Et j'le leur ferai payer, leur Credo !...

Le surlendemain, alors que Montadour et ses hommes étaient partis en patrouille, ne laissant que quelques soldats à la garde du château, on vit un cavalier remonter l'allée, courbé sur l'arçon de sa selle. C'était un dragon blessé qui bascula de sa monture, tomba sur le gravier du parterre et n'eut que le temps de crier à ses camarades : « Une embuscade ! Les bandes arrivent ! » avant d'expirer.

Une rumeur confuse naquit sous les chênes. Le duc de la Morinière et son frère Lancelot surgirent à leur tour, l'épée, à la main, suivis de la troupe compacte des paysans armés. Les soldats coururent jusqu'aux communs pour saisir leurs mousquets ; tout en courant, l'un d'eux tira son pistolet et le coup faillit atteindre le duc. Les protestants les rattrapèrent et les égorgèrent sauvagement. On les traîna sur les cailloux, jusqu'à l'esplanade de cette noble demeure poitevine qu'ils avaient profanée et où le duc de la Morinière fit jeter leurs cadavres aux pieds d'Angélique.

– Vous irez au Roi !

Molines lui tenait les poignets à deux mains.

– Vous irez au Roi et vous ferez votre soumission. VOUS SEULE pouvez arrêter ce carnage.

– Lâchez-moi, maître Molines, dit Angélique avec douceur.

Elle frotta ses poignets meurtris. Le silence nouveau qui était tombé sur le château et sur le parc, où ne s'ébrouaient plus les chevaux des dragons et ne s'élevaient plus leurs voix grossières, avait quelque chose d'insolite. Il n'apaisait pas le cœur.

– On m'a renseigné, reprit l'intendant, des troupes se dirigent vers le Poitou envoyées par le ministre de la Guerre Louvois. La répression va être terrible. Quand le duc de la Morinière aura été fait prisonnier ou exécuté, on prendra prétexte du soulèvement esquissé pour exterminer les protestants... Quant à vous...

Angélique se taisait. Elle était assise devant sa table de marqueterie, avec la perception aiguë du temps qui s'écoulait, heure après heure, tombant lourdes, dans ce clair jour d'automne au parfum de feuilles mortes qui entrait par la fenêtre ouverte, journée suspendue comme au-dessus d'un gouffre, entre deux destinées, deux catastrophes irrémédiables.

– Les bandes de monsieur de la Morinière seront décimées, reprit Molines. Il est vain de penser que le Poitou entier se soulèvera. Les catholiques laisseront passer les armées parce qu'ils auront peur et parce qu'ils n'aiment pas les protestants et qu'ils convoitent leurs biens. Et l'on reverra – l'on revoit déjà – les horreurs des guerres de religion, les récoltes incendiées, les enfants jetés sur les piques... La province exténuée, anéantie,, pour de longues années, mise au ban du royaume... Voilà ce que vous avez voulu, femme orgueilleuse et folle.

Elle lui jeta un regard sombre, énigmatique, mais ne dit mot.

– ... Car vous l'avez voulu, insista le vieil homme intraitable. Le choix vous était possible, mais vous avez suivi les désirs de votre nature redevenue primitive. Vous vous êtes assimilée aux forces d'une terre dont vous avez toujours été comme l'incarnation. Et cela vous était facile de canaliser les aspirations des la Morinière, ces brutes fanatiques, ou des manants superstitieux. Votre seule apparition les met en transes.

– Est-ce ma faute si les hommes ne peuvent voir passer une femme sans prendre feu ? Vous exagérez, Molines, j'ai longtemps administré ces domaines et y ai même vécu, particulièrement au moment de mon veuvage d'avec le maréchal, sans apporter dans la région aucun trouble.

– Vous étiez alors une dame de la Cour... une femme comme les autres... Vous ne vous rendez pas compte de ce que vous faites aujourd'hui, de ce qu'un seul de vos regards provoque aujourd'hui... Vous avez rapporté d'Orient une sorte de pouvoir fascinant, de mystère, je ne sais... mais j'entends les sornettes qui courent les chaumières où l'on se souvient que vous étiez un farfadet jadis, qu'on vous avait vue ici et là, en plusieurs endroits à la fois, que là où vous passiez les récoltes étaient plus belles, tout cela parce que vous entraîniez à la maraude des petits croquants paresseux, qui ne juraient que par vous, et que maintenant, où vous courez les bois la nuit, vous êtes revenue pour délivrer le Poitou de sa misère et lui donner prospérité par vos pouvoirs magiques.

– Vous parlez comme Valentin, le meunier.

– Le meunier maintenant, grinça Molines, cet avare simple d'esprit... Encore l'un des naïfs que vous entraîniez dans vos petits sabbats à la Pierre aux Fées, quand vous aviez dix ans ! Je me doute aujourd'hui que les charmes n'ont pas perdu leurs pouvoirs. Après le meunier, jusqu'où irez-vous choisir vos amants, madame du Plessis ?...

– Monsieur Molines, vous dépassez les bornes, dit Angélique en se redressant avec dignité.

Mais au lieu d'éclater en rage comme il s'y attendait, sa physionomie s'adoucit et un sourire effleura ses lèvres.

– Non, n'essayez pas d'éveiller les scrupules de ma conscience perverse en évoquant mon passé de gamine dévergondée. J'étais une enfant pure, Molines. Et vous le savez fort bien. Vous m'avez vendue vierge au comte de Peyrac et... vous n'en doutiez pas, sinon jamais vous n'auriez passé ce marché. Oh ! Molines, je voudrais n'avoir jamais vécu ! Retrouver ces joies simples, le corps en paix et l'esprit délicieusement agile. Mais on ne peut retourner à son enfance comme on retourne au bercail. C'est même le seul pays où l'on ne puisse jamais revenir... Les bouquets de myosotis que me cueillait Valentin, les fraises sauvages de Nicolas, nos danses autour de la Pierre aux Fées, tandis que la lune montait entre les arbres, c'était innocent et d'une beauté sans pareille. Il n'y avait rien de mal en tout cela. Mais plus tard je n'ai pu remettre les pieds dans ces traces que pour les souiller de sang, de mort et de désirs. Ai-je été folle ? Je croyais que ma terre me défendrait...

– La terre est femelle. Elle sert ceux qui la protègent et la fécondent et non ceux qui la livrent au désordre. Écoutez, mon enfant...

– Je ne suis pas votre enfant.

– Si... un peu... Vous irez au Roi et la paix reviendra.

– Vous, un réformé, vous me demandez de trahir les gens de votre secte auxquels j'ai promis mon appui ?

– Il ne s'agit pas de les trahir mais de les sauver. Vous êtes ici dans votre domaine mais déjà vous pouvez compter les pendus qui se balancent aux branches des chênes dans tout le pays. Des femmes pleurent de honte, violentées par des brutes sadiques. Des enfants sont livrés à leur cruauté et jetés au feu. Dans maints endroits les récoltes de l'année sont perdues. La fièvre gagne parce que les soldats ont peur. Quand les secours leur arriveront, ils redoubleront de sévices pour se venger de leur peur. Ce sera une persécution d'autant plus affreuse qu'elle sera ignorée du reste du royaume et du Roi lui-même. Elle sera menée en sourdine, par les habiles compagnons du Saint-Sacrement que le Roi a dans son entourage et il ne verra de ces traces sanglantes que des noms de convertis sur les listes de plus en plus longues. Vous seule pouvez les sauver. Vous seule pouvez parler au Roi, l'avertir de ce qui se trame contre ses sujets. Vous, il vous écoutera. Il vous croira. Vous seule. Parce que, malgré vos défauts, votre indiscipline, vous lui avez inspiré une confiance démesurée. Il vous veut pour cela aussi. Vous serez toute-puissante... Vous pourrez tout obtenir de lui...

Il se pencha :

– ... Vous ferez pendre Montadour et disgracier M. de Marillac. Vous délivrerez le Roi de l'influence des dévots intransigeants... et le calme reviendra dans les campagnes, la justice, le travail...