Aujourd'hui elle lui échappait à jamais.
Lorsqu'il avait appris l'attaque du château du Plessis, il était revenu à marche forcée dans la région. Plusieurs jours, il avait cherché la châtelaine disparue. Il l'avait retrouvée. À la colère de Samuel de la Morinière devant les crimes des soldats de Montadour se mêlait un sentiment qui lui était jusqu'alors inconnu et qui était de la douleur. La pensée que l'on avait flétri cette femme le rendait fou. Tandis qu'il la cherchait, à plusieurs reprises il avait été tenté de se jeter sur son épée pour échapper au tourment qui le taraudait corps et âme. Il ne pouvait même plus prononcer le nom du Seigneur, crier vers lui.
Un soir, assis sur les degrés d'une croix hosannière, à un carrefour plein de vent, sous le ciel où couraient les nuées, l'homme cruel avait senti quelque chose saigner de son cœur et sur ses joues des larmes. Il aimait. La figure d'Angélique s'environna pour lui de tout le rayonnement d'une exaltante découverte : l'amour.
Quand il la retrouva, il fut sur le point de tomber a genoux devant elle et de baiser l'ourlet de sa robe. Elle avait un regard tranquille dont les cernes sombres accentuaient le mystère. Sa beauté lointaine et comme meurtrie le bouleversa, attisant une fièvre que les songes n'avaient fait qu'accroître.
Dès qu'il se trouva seul avec elle, il voulut la prendre dans ses bras. Elle blêmit et se recula, le visage transformé d'effroi.
– Ne m'approchez pas, surtout ne m'approchez pas-
Cette frayeur le rendit fou. Il voulut baiser ces lèvres que d'autres avaient offensées, effacer des traces, la faire sienne pour la purifier. Un délire vans nom où se mêlaient le désespoir, l'amour exclusif, le désir de possession, l'envahit et il passa outre à sa prière, la serrant contre lui avec passion. Lorsqu'il la vit convulsée, plus blanche que le marbre, les yeux clos, il se calma. Elle était évanouie. Tremblant, il l'étendit sur le dallage.
L'abbé de Lesdiguière accourait et, de séraphin, se transformait en archange vengeur.
– Misérable ! comment avez-vous osé la toucher ?
Il écartait d'Angélique les grosses mains velues, luttait avec ce Goliath...
– Comment avez-vous osé ?... Vous ne comprenez donc pas ?... Elle ne peut plus supporter cela... Elle ne peut plus supporter qu'un homme la touche... Misérable !...
Il avait fallu près d'une heure pour la ranimer.
Au hasard de ces mois de guérilla, le duc de la Morinière et Angélique se rencontrèrent encore chez leurs partisans. C'était alors ces longues soirées où les hôtes, vaguement terrifiés, laissaient en tête à tête le huguenot et la catholique. Silence, bruit de pas, soubresauts de la flamme. Ainsi coulaient les heures au sein d'un drame informulé et déchirant.
Vers le mois de février, Angélique se retrouva dans la région du Plessis. Elle ne voulut pas aller voir les ruines de son ancienne demeure et descendit dans la gentilhommière de Guéménée du Crois-sec. Le gros baron semblait trouver dans son dévouement inaltérable à la cause d'Angélique une justification à son existence végétative de hobereau célibataire. Il s'était plus démené en ces quatre mois que dans sa vie entière. Il se sentait l'ami sûr d'Angélique, celui sur lequel elle pouvait compter quoi qu'il arrivât et il est vrai qu'il ne la gênait guère. Les trois la Morinière et d'autres chefs conjurés se réunirent là également pour discuter de la situation. On pouvait prévoir qu'avec le printemps les troupes royales procéderaient à une offensive générale sur tous les fronts. Le nord était assez dépourvu. Pouvait-on compter sur les Bretons qui, d'ailleurs, ne sont bretons qu'à demi, étant déjà de ce côté-ci de la Loire ?...
Peu après il y eut des combats assez violents dans les environs. La région demeurait le point de mire des troupes royales car c'était de là que tout était parti. L'on dut savoir que la Révoltée du Poitou s'y trouvait. Sa tête était mise à prix bien qu'on ignorât son nom et sa personnalité. Le champ des dragons était proche et son souvenir excitait les militaires à la chasse. Angélique faillit tomber dans une embuscade. Elle fut sauvée par Valentin-le-meunier chez qui elle se réfugia avec l'abbé de Lesdiguière qui était blessé. Pour la soustraire à d'éventuelles recherches, Valentin l'emmena au fond des marais où nul ne pourrait la poursuivre.
Chapitre 2
Angélique demeura plusieurs semaines dans la bourrine de Valentin. La masure basse au ras de l'eau, avec son toit de chaume noirci, comme un gros bonnet de fourrure, était confortable. Un crépi spécial, secret des « huttiers », fait d'argile bleuâtre, de paille et de fumier, recouvrait les murs à l'intérieur d'une sorte de feutre qui pompait l'humidité et protégeait du froid. Il y faisait tiède et sec et lorsque les morceaux de tourbe brûlaient dans l'âtre avec leurs courtes flammes violettes on oubliait presque, tant la chaleur était bonne, le paysage lacustre, gorgé d'eau qui s'appesantissait alentour.
Il n'y avait qu'une seule salle basse, avec à côté une sorte d'appentis, mi-étable, mi-cellier où l'on entendait tinter la clochette d'une chèvre que Valentin avait amenée sur sa « plate » pour le lait de chaque jour et les fromages. Il y avait aussi un bassin de pierre où tournaient les noires anguilles de la « bouillure », une provision de fèves et d'oignons, des pains sur la planche, à mi-hauteur, et une barrique de vin rouge. L'ameublement était hétéroclite. Si le lit, composé d'une couche de fougères sur un bat-flanc, était des plus sommaires, maître Valentin n'avait pas omis d'apporter, au fond de son marais, la « boëte de la Vierge Marie » si chère aux cœurs vendéens. On disait que celle du meunier du moulin des Ablettes était la plus belle de toutes. C'était un étrange monument composé d'un globe de verre sous lequel s'amoncelaient, encadrant un portrait de la Vierge, des fleurs de coquillages ou de perles, des dentelles, des rubans, des breloques de pierres de couleurs et d'authentiques écus d'or disposés en soleil. Angélique, qui la connaissait jadis, éprouvait à la regarder un curieux sentiment de retour en arrière. Un court moment, le temps suspendu la ramenait à son admiration béate d'enfant. Puis, brusquement, elle se retrouvait elle-même, avec les meurtrissures de son corps et de son âme, ses tourments d'adulte grouillant en elle comme les anguilles du bassin. Une ronde infernale, sombre et répugnante, voilà à quoi se réduisaient ses pensées qui parfois lui communiquaient un vertige presque physique. Alors elle s'appuyait au mur. On aurait dit qu'un gouffre s'ouvrait sous ses pieds. Son subconscient l'avertissait d'un danger affreux, rôdant autour d'elle ou en elle. Puis cela s'apaisait et elle retrouvait une certaine quiétude.
Ici, elle n'avait pas envie de fuir devant elle, sans arrêt, comme lorsqu'elle se trouvait sur la terre ferme, pressée d'élever sans cesse des barrages entre elle et l'ostracisme du roi de France dont l'horreur était devenue son idée fixe. Ici, les soldats du Roi ne risquaient pas de la rejoindre. Elle décida d'attendre un peu. Elle sortirait des marais au printemps lorsque débuteraient les offensives. Alors il faudrait qu'elle soit là pour ranimer les courages défaillants, rappeler à chacun l'enjeu de la partie.
Valentin lui apportait des nouvelles. Le pays était calme. Sur pied de guerre, mais calme. On continuait à lever des troupes et, surtout, à lutter contre la faim. Mais, préservé par la rébellion, on n'avait pas eu à engloutir les maigres réserves dans le puits sans fond des réquisitions et des impôts. Aussi le pays subsistait-il. Et l'on se félicitait. « Tout va mieux quand on se débrouille entre soi. » Saurait-on défendre une liberté si nécessaire ?... Chacun s'y préparait aussi.