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– Valentin, ne me touche pas !

Il la dominait de sa haute taille, un peu voûtée, la lèvre pendante, avec ce même air bête qu'il avait autrefois devant elle et qui la faisait rire.

– Pourquoi pas moi, fit-il avec effort... Moi qui t'aime... qui ai eu toute ma vie prise par l'amour que tu m'avais rivé au cœur... je l'ai assez attendue cette heure... je pensais que ce serait impossible et puis je sais maintenant que tu vas être à moi...

« Comme Nicolas ! songeait-elle avec égarement. Comme Nicolas !... »

– Je te regarde depuis que tu es là. Je te vois grossir comme une belle brebis féconde. Alors le bonheur m'est entré dans le cœur parce que j'ai compris que tu n'étais pas une fée... et que ie pourrais te caresser sans que tu me jettes un sort...

Elle écoutait, sans les comprendre, ces paroles aberrantes qu'il marmonnait dans son patois rauque, doux malgré tout.

– Viens, ma chère, ma belle... viens sur les fougères.

Il s'approcha d'elle et la prit contre lui. Sa main longuement caressa son épaule.

Elle réussit à se dominer et le frappa de toutes ses forces au visage, de ses poings serrés.

– Laisse-moi, manant !

Valentin tressaillit et se recula sous l'affront. Il redevint le meunier des Ablettes dont la contrée redoutait le caractère dur et emporté.

– Comme l'autre fois, gronda-t-il, comme l'autre fois dans la grange la nuit du Chaudaut. Tu n'as pas changé, mais qu'importe. Ce soir je n'ai pas peur, tu n'es pas une fée. Tu paieras. Cette nuit, tu seras à moi.

Il dit ces derniers mots avec une expression de résolution effrayante. Puis, se détournant, d'un pas lourd, il gagna la table et se versa à boire.

– ... J'ai le temps, mais souviens-toi qu'on n'offense pas impunément maître Valentin. Tu m'as mangé le cœur, tu paieras !

Elle pensa qu'il fallait essayer de calmer ce furieux.

– Comprends-moi, Valentin, fit-elle d'une voix brisée, je ne te méprise pas. Mais serais-tu le Roi lui-même que je te repousserais. Je ne peux pas supporter qu'un homme me touche. C'est ainsi. C'est comme une maladie. Comprends-moi...

Valentin l'écoutait avec application, l'œil mauvais. Puis il se passa le revers de la main sur ses lèvres mouillées de vin.

– Ce n'est pas vrai. Tu mens. Y en a bien d'autres dans les bras desquels tu bascules en riant. L'a bien fallu qu'il te touche celui qui t'a mis ton mouflet dans le ventre.

L'expression était du Sud-Ouest mais on l'employait parfois plus au nord. Angélique la connaissait. Un mouflet ! un enfant !...

– Quel mouflet ? dit-elle en le regardant avec une telle incompréhension qu'il faiblit, malgré lui déconcerté.

– Ben dame ! celui que tu portes. C'est même comme cela que j'ai compris que tu n'étais pas une fée. Les fées, à ce qu'on dit, elles ne peuvent pas avoir des enfants des humains. C'est un enchanteur qui me l'a dit. Les vraies fées n'ont pas d'enfant.

– Quel enfant ? cria-t-elle d'une voix aiguë et discordante.

Le gouffre s'ouvrait devant elle. Il était là, béant. La menace surgissait des limbes inconscientes, s'enflait, s'imposait, tandis que dans le vertige qu'elle avait pris tant de fois pour un malaise, elle reconnaissait le lent mouvement d'un être se retournant en elle.

– Tu ne peux pas dire que tu ne le savais pas, commentait la voix du meunier, lointaine ouatée. Ça fait bien cinq ou six lunes que tu le portes.

Cinq ou six lunes !... Mais c'était impossible. Depuis Colin Paturel, elle n'avait aimé aucun homme. Elle ne s'était donnée à aucun...

Cinq ou six lunes !... L'automne !... La nuit rouge du Plessis, coups de feu, le sang, l'incendie, sanglots d'enfants éperdus, hurlements de femmes, spectacle insoutenable des dragons avec leurs hauts-de-chausses dégrafés... Lutte et douleur, humiliation affolante, et cinq lunes plus tard la vérité affreuse.

Elle eut un cri de bête blessée, déchirant :

– Non, NON ! Pas cela !

Pendant ces mois où elle avait chevauché à travers le Poitou, centrée sur un seul but et absente à elle-même, elle ne s'était aperçue de rien. Elle voulait oublier son corps et ne s'interrogeait pas sur ses anomalies qu'elle croyait dues au terrible choc et aux fatigues de ses voyages.

Maintenant elle se souvenait et l'évidence était là. Le fruit monstrueux s'était développé. Il tendait sa robe sous son corselet. Sa taille avait perdu sa finesse. Devant son expression démente, Valentin parut décontenancé. Un silence régna où l'on put entendre, devant la maison, les sauts vifs d'un petit poisson hors de l'eau calme.

– Qu'est-ce que cela peut faire ? reprit le meunier. Tu es encore plus belle.

Il revint vers elle. Elle se dérobait à ses mains tendues, se réfugiant dans les coins sombres, horrifiée et incapable de pousser un cri. Il réussit à la saisir et à la prendre dans ses bras.

À ce moment un coup violent ébranla la porte, le loquet de bois sauta et la haute stature de Samuel de la Morinière s'inclina pour pénétrer dans la masure. Il eut un regard autour de lui et gronda en découvrant le couple.

Depuis le temps qu'Angélique avait disparu, il était dévoré de crainte. On lui avait dit qu'elle était prisonnière du meunier maudit qui la retenait dans les marais par ses enchantements. Trêve de ces superstitions grossières ! Il n'en restait pas moins que ce meunier papiste était un personnage équivoque, dangereux. Pourquoi cette grande dame l'avait-elle suivi ? Pourquoi ne revenait-elle pas ? N'y tenant plus, sans avertir, il s'était fait guider jusqu'à elle.

Il arrivait et il la trouvait dans les bras de cette brute bornée.

– Je te trancherai la gorge, manant, rugit-il en tirant sa dague.

Maître Valentin évita le coup de justesse. Il se baissa et courut se réfugier à l'autre bout de la pièce. La fureur et la déception lui faisaient un masque aussi effrayant que celui du huguenot.

– Vous ne l'aurez pas, dit-il en haletant, de sa voix lourde. Elle est à moi.

– Charogne, pourceau, je te ferai rendre les tripes.

Le meunier était aussi grand et charpenté que le seigneur protestant. Mais il était sans armes. Il commença à se glisser derrière la table, les yeux fixés sur l'arrivant qui, frémissant d'une jalousie insensée, guettait un instant d'inattention pour l'égorger. La lueur du feu avait baissé et noyait d'obscurité les recoins de la salle.

Valentin cherchait à atteindre la haute cognée de bûcheron, invisible derrière la huche.

Angélique se précipita vers l'échelle qui montait au grenier, trébucha dans le foin et, penchée sur le petit Lesdiguière qui dormait profondément, elle le secoua de toutes ses forces :

– L'abbé !... Ils se battent... Ils se battent à cause de moi.

Mal éveillé, le jeune homme considérait avec étonnement, à la lueur de la vieille lanterne pendue aux poutres, cette femme qui claquait des dents, les prunelles dilatées.

Il tendit la main :

– Ne craignez rien, madame, je suis là.

Il y eut, en bas, un beuglement inhumain et le choc sourd d'un corps s'écroulant.

– Écoutez...

– Ne craignez rien, répéta-t-il.

Il prit, près de lui, son épée, puis se glissa le long de l'échelle, derrière Angélique. Ils aperçurent, la race contre terre, le corps foudroyé du patriarche huguenot. Son crâne avait éclaté, ouvrant une plaie rouge et béante dans sa tignasse hirsute.