Près de la table, Valentin buvait à même le pichet de vin. La hache ensanglantée était posée près de lui. Son habit gris avait reçu des éclaboussures. Ses yeux étaient ceux d'un fou.
Chapitre 3
Il vit Angélique et reposa la cruche sur la table avec un « han » ! de satisfaction.
– Faut-il toujours combattre les dragons pour conquérir la princesse, fit-il d'une voix embrouillée. Le dragon est venu et je l'ai tué... Voilà, c'est fait. Maintenant, je t'ai méritée, hein !... Tu ne m'échapperas plus.
Il marchait vers elle d'un pas titubant, ivre aussi bien de vin que de violence et de désir exacerbés. D'un mouvement souple l'abbé, qu'il n'avait pas vu, se glissa près d'Angélique et se plaça devant elle, l’épée levée.
– Arrière, meunier, dit-il d'un ton calme.
L'apparition du frêle ecclésiastique laissa l'homme interdit. Mais il se ressaisit vite. Le bouillonnement de ses passions ne lui permettait plus d'écouter les paroles de la raison.
– Ôtez-vous de là, l'abbé, grommela-t-il, ces choses ne vous regardent pas. Vous êtes un innocent. Écartez-vous.
– Laisse cette femme en paix.
– Elle m'appartient.
– Elle n'appartient qu'à Dieu. Recule-toi, quitte cette maison. Ne risque pas de perdre ton âme pour l’éternité.
– Trêve de sermons, l'abbé, laissez-moi passer.
– Au nom du Christ et de la Vierge Marie, je t'ordonne de reculer.
– Je vous écraserai comme une punaise.
Le feu à demi éteint accrochait une étincelle au bout de l'épée tendue.
– N'avance pas, meunier, murmura l'abbé, n'avance pas, je t'en conjure.
Valentin se rua sur lui.
Angélique se voila le visage de ses deux mains.
Le meunier reculait, ses mains pressées sur son flanc. Il alla s'écrouler contre la pierre de l'âtre.
Tout à coup il se mit à hurler :
– Absolvez-moi, l'abbé... Absolvez-moi. J'vas trépasser !... Je ne veux pas mourir en état de péché mortel... Sauvez-moi... Sauvez-moi de l'enfer, j'vas trépasser...
Ses cris inhumains emplissaient la masure. Puis les cris diminuèrent, coupés de lamentations et de hoquets d'agonie auxquels se mêlaient les murmures de prières du prêtre, agenouillé près du moribond.
Enfin, il n'y eut plus que le silence.
Angélique était incapable de bouger. L'abbé dut, seul, traîner les deux corps au-dehors, les hisser sur la « plate » pour les emmener un peu plus loin et les basculer dans l'eau ténébreuse.
Lorsqu'il revint, la jeune femme n'avait pas bougé. Il referma la porte avec soin et alla jusqu'à la cheminée pour empiler la tourbe et le bois et faire rejaillir la flamme. Il vint prendre le bras d'Angélique pour la soutenir.
– Asseyez-vous, madame, fit-il à mi-voix, réchauffez-vous.
Et quand elle parut un peu remise :
– ... L'homme qui a conduit le duc jusqu'ici s'est enfui, j'ai surpris le bruit de sa pigouille. C'était un Collibert. Il ne parlera pas.
Elle fut agitée d'un frisson violent.
– C'est horrible ! C'est horrible !
– Oui, c'est horrible... ces deux hommes morts...
– Non, ce n'est pas cela qui est horrible. C'est ce qu'il m'a dit avant.
Elle le regarda fixement.
– Il m'a dit que j'attendais un enfant !
Le jeune homme baissa la tête en rougissant.
Angélique le secoua par l'épaule avec rage.
– Vous le saviez et vous ne me disiez rien.
– Mais, madame, balbutia-t-il, je croyais...
– Folle... folle que j'ai été... Comment ai-je pu attendre si longtemps sans comprendre...
Elle avait réellement l'impression qu'elle allait perdre la raison. L'abbé de Lesdiguière voulut lui prendre la main mais elle se déroba, parce qu'elle sentait la chose innommable remuer en elle. C'était pire que de se sentir dévorée vive par une bête immonde.
Elle se débattait, s'arrachait les cheveux, voulait aller se jeter dans les marais, tandis qu'il la suppliait et la retenait et qu'elle le repoussait, perdue dans un délire horrifié où s'efforçait en vain de la rejoindre cette voix douce et grave qui lui parlait de Dieu, de vie, de prières, et qui lui murmurait en pleurant des paroles d'amour.
Enfin elle se calma et ses traits retrouvèrent peu à peu le calme des derniers jours. L'abbé l'observait avec inquiétude car il sentait qu'elle avait pris une résolution irrévocable, mais elle s'efforça de lui sourire.
– Allez dormir, mon petit, vous n'en pouvez plus.
Sa main caressa avec pitié les cheveux bruns qui encadraient le fin visage adolescent aux yeux très beaux où elle pouvait lire une ardente expression de douleur et d'adoration.
– Tout ce qui vous atteint, madame, est un calvaire pour mon cœur.
– Je sais, mon pauvre petit.
Elle le serra contre son sein, trouvant réconfort à le sentir là, parce qu'il était pur, et qu'il l'aimait et que c'était tout ce qui lui restait au monde qui lui fût doux.
– Mon pauvre ange gardien... Allez dormir.
Il baisa sa main, et s'éloigna à regret, inquiet, mais tellement épuisé qu'elle l'entendit butter contre les barreaux de l'échelle et tomber lourdement sur sa couche.
Alors elle resta immobile telle une statue, plusieurs heures, puis quand l'aube se devina elle se leva, sans bruit, s'enveloppa dans sa mante et sortit de la bourrine. La barque du meunier était là, au seuil, accrochée par une chaîne à un anneau scellé dans le mur de torchis. Elle la détacha et prenant la pelle de bois qu'elle manierait mieux que la « perche », elle poussa l'embarcation dans le chemin vert du canal. La lumière était encore imprécise. La barque passait dans le jacassement des oiseaux sauvages s'éveillant.
Angélique pensait au petit abbé. Il s'éveillerait et l'appellerait désespéré. Mais il ne pourrait pas la rejoindre et l'empêcher de faire ce qu'elle voulait faire. Il y avait une yole dans le cellier. Il pourrait à la rigueur s'en servir pour joindre les huttiers du marécage.
Le soleil parut à l'horizon et transforma en voilette d'or le brouillard clair et ténu. La chaleur montait, Angélique s'égara un peu à travers les canaux couleur d'absinthe ou de perle. Mais vers le milieu de la matinée, elle abordait aux terres asséchées.
Chapitre 4
– Tu le feras, Mélusine, tu le feras, ou je te maudirai.
Angélique crispait ses mains aux épaules osseuses de la vieille. Son regard terrible affrontait celui de la sorcière. Elles étaient comme deux harpies se combattant, et quiconque les eût aperçues dans la pénombre de la grotte, avec leurs chevelures éparses et leurs yeux fulgurants, se fût enfui, épouvanté.
– Ma malédiction est plus forte que la tienne, chuinta Mélusine.
– Non, car morte je serai plus forte que toi. Je m'occuperai de te dépouiller de tous tes pouvoirs car je mourrai si tu me refuses le remède. Je m'enfoncerai un poignard dans le ventre pour le tuer.
– C'est bon, fit la vieille, cédant tout à coup. Lâche-moi donc.
Elle secoua son vieux dos endolori sous ses haillons en toile de sac. Un hiver de plus, passé dans son antre humide, ajoutait encore à la subtile transformation qui, d'être humain, la ramenait au règne végétal et animal, donnant à son corps l'aspect d'une vieille souche craquante, à ses cheveux celui des plantes ligneuses ou des fils tissés par les araignées, à son regard celui du renard sous les fourrés.
Elle clopina jusqu'à son chaudron, dont elle examina avec suspicion l'eau bouillante, puis comme se décidant elle se mit à y jeter un nombre incalculable d'herbes, de feuilles et de poudres.
– Ce que j'en disais, c'était pour toi. Il est trop tard. Tu en es à ta sixième lune. Si tu bois le remède, tu risques de mourir.