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Angoissés, ils se groupèrent autour du feu et attendirent son retour. Elle reviendrait, pâlie sans doute, et changée, avec le même énigmatique regard au fond de ses prunelles vertes. Et l'on n'oserait regarder sa taille, soudain mincie.

Ils ne quittèrent pas la clairière où elle les avait laissés. Il fallait qu'elle pût les retrouver facilement. Hélas ! Ils ne pouvaient rien pour elle. Ils ne pouvaient rien pour sa douleur et son agonie au fond des bois. Ils étaient des hommes et elle était une femme. Elle était belle et fière et de haut lignage, mais elle avait été touchée par la malédiction des femmes. Ils n'osaient pas penser à elle, seule dans la forêt, et se sentaient honteux d'être des mâles.

Chapitre 5

Angélique avait galopé comme une forcenée jusqu'aux confins de la forêt de Nieul. Elle laissa sa monture dans une métairie où demeurait une femme qui la vénérait et monta vers le bois. Elle s'essoufflait, s'accrochant aux buissons pour hâter sa marche. Sous les arbres, elle se sentit mieux, mais elle avait encore un long chemin à faire. La crainte la tenaillait. Elle crut qu'elle ne parviendrait jamais à descendre le sentier de la falaise qui conduisait à la demeure de Mélusine et vint s'écrouler comme une bête blessée sur le sable de la grotte.

La sorcière eut, pour la relever et l'étendre sur une couche de fougères, pour caresser de ses doigts crochus ses cheveux mouillés de sueur, des gestes de vieille mère bouleversée.

Elle lui fit boire une liqueur calmante et posa des emplâtres qui la soulagèrent. L'enfant vint au monde rapidement. Angélique se redressa pour regarder avec horreur cet être né d'un crime. Elle s'était toujours attendue à le voir défiguré, infirme, un enfant conçu dans de pareilles conditions ne pouvait être sain. Aussi jeta-t-elle un cri d'effroi :

– Oh ! Mélusine, regarde... C'est un monstre... Il n'a pas de sexe...

La sorcière lui jeta un regard effaré derrière ses mèches blanches...

– Eh ! dame ! c'est une gazoute !...

Angélique se rejeta en arrière et fut prise d'un fou rire inextinguible.

– Oh ! que je suis bête, je n'avais pas pensé à cela. Je n'ai pas l'habitude, tu comprends... Pas l'habitude... je n'ai engendré que des garçons... Oui, trois garçons... trois fils... Et maintenant, je n'en ai plus. Plus un seul !... Une fille !... Oh ! c'est trop drôle…

Son rire se transforma en des sanglots incoercibles qui la ravagèrent comme une pluie d'orage.

Presque aussitôt elle s'endormit dans ses larmes, d'un sommeil profond et, sous sa chevelure claire, épandue, elle avait un air d'innocence.

Quand elle s'éveilla, la paix éprouvée dans son sommeil continuait à l'habiter. Une paix toute physique mais qui engourdissait son âme tourmentée. Redressée sur un coude, elle regarda vers l'entrée de la grotte et vit alors une chose ravissante : se détachant sur l'écran vert des feuillages, une biche broutait, suivie de son faon. Les abords de la grotte de la sorcière devaient lui être familiers car elle n'avait pas ce frémissement inquiet des bêtes qui sentent le voisinage des humains. Angélique resta un long moment à les observer en retenant son souffle et, lorsque les gracieux animaux eurent disparu, elle s'étendit à nouveau avec un soupir. On était en paix chez Mélusine. Elle comprenait comment un cœur de femme blessé par trop de coups, peut trouver à la solitude des bois son seul baume et s'y réfugier définitivement. Ainsi devient-on sorcière des forêts.

Vers le soir, ce fut un autre bruit qui la réveilla et elle se dressa aussitôt, reprise par l'anxiété : un cri grêle et étranglé qui n'était pas celui d'une bête.

– L'a soif ! dit la sorcière en se dirigeant vers le fond de la grotte pour y chercher quelque chose.

Elle revint portant un paquet informe enveloppé dans un lambeau de chiffon rouge et d'où s'échappait ce cri. Angélique regarda la sorcière avec un effarement incrédule.

– Comment ! Elle est vivante !... Mais je croyais qu'elle n'avait pas crié en naissant.

– Oui-da. Mais pour lors, elle crie. L'a soif...

Et Mélusine eut un geste pour tendre l'enfant vers le sein de la jeune accouchée.

Angélique eut un recul de tout son être. Ses prunelles flamboyèrent.

– Non, cria-t-elle farouche, non, cela jamais... Elle a eu mon sang, mais elle n'aura pas mon lait... Mon lait est pour les petits seigneurs, pas pour une bâtarde de soudards. Enlève-la, Mélusine !... Enlève-la de ma vue... Donne-lui de l'eau, n'importe quoi pour la faire taire, mais ne l'approche pas de moi... Demain, je l'emmènerai à la ville-…

Dans la nuit, Angélique se mit à parler. Elle n'était pas tout à fait endormie. Elle parlait dans un demi-songe. Elle racontait ce qu'elle avait vu au Plessis, la nuit où les dragons l'avaient tenue au sol et où ils avaient égorgé son fils dernier-né. Ce qu'elle avait vu lorsqu'elle avait traversé sa demeure ravagée, en tenant l'enfant mort contre son cœur. Des visions qui s'étaient inscrites à jamais sur sa rétine et qu'elle ne pouvait oublier.

– Oui, oui, je me souviens, marmonnait la sorcière accroupie près du feu. Quand je t'ai rencontrée dans la clairière, à l'automne, j'ai vu le signe de la mort au-dessus de l'enfant blond...

Le lendemain, elle se leva. Elle avait hâte d'accomplir la dernière étape de sa délivrance. Les cris de l'enfant, qui ne cessaient point, la rendaient folle.

Elle mit ses chaussures, coiffa ses cheveux sous son fichu de satin noir et jeta son manteau sur ses épaules.

– Donne-la-moi, dit-elle d'une voix ferme.

Mélusine lui tendit le nouveau-né qui s'égosillait, entortillé dans le chiffon rouge. Angélique le prit et marcha d'un pas ferme vers l'issue de la caverne.

Mélusine la rattrapa.

– Écoute-moi, fille, écoute mes conseils.

La serre brune de sa main sur son bras, elle la retenait :

– Écoute-moi, fille... Il ne faut pas la faire mourir.

– Non, fit Angélique avec effort, je ne ferai pas cela, sois tranquille.

– Parce qu'elle est marquée d'un signe. Regarde.

Elle contraignait, par son insistance, Angélique à baisser les yeux et à découvrir sur la minuscule épaule une marque brune en forme d'étoile.

– Les enfants qui sont marqués d'un tel signe sont protégés par les divinités des astres...

Angélique, les lèvres serrées, l'écarta pour passer. Mélusine la rattrapa encore.

– Je peux même te dire le nom de ce signe si rare... c'est celui de Neptune.

– Neptune ?...

– La mer ! dit la sorcière tandis que ses yeux brillaient d'une étrange phosphorescence.

La jeune femme haussa les épaules et se dégagea.

Malgré sa faiblesse, elle parvint sans peine au sommet de la colline, tant la volonté d'en finir la soutenait. Elle traversa la clairière de la Pierre aux Fées et prit sur la droite, afin de gagner la sortie de la forêt de Nieul, par le carrefour de la lanterne des morts, dite de la lanterne colombe, à cause de l'oiseau blanc sculpté en son sommet. La route, qui allait vers Fontenay-le-Comte, passait non loin.

Après avoir marché deux heures, Angélique dut faire halte dans la cabane du sabotier. Elle était épuisée et sentait une sueur de faiblesse mouiller ses tempes. Le sabotier la reconnaîtrait peut-être mais c'était sans importance car il était sourd-muet et vivait là toute l'année avec son fils de dix ans, également sourd-muet.

Angélique réclama un bol de lait et une miche de pain.

Elle mouilla un peu de mie de pain et la glissa entre les lèvres de l'enfant dont les cris s'apaisèrent. Elle-même but avec difficulté quelques gorgées de lait. Après s'être reposée, elle repartit et, bientôt, atteignit la route. Une carriole passa et elle demanda au conducteur de la prendre. Il n'allait pas à Fontenay-le-Comte mais dit qu'il la déposerait à une lieue de la ville.