Vers la fin du voyage, l'enfant se remit à pleurer.
– Donne-lui à boire, dit le paysan agacé.
– Je n'ai pas de lait, répondit-elle sèchement.
Il la déposa à l'endroit convenu, lui montrant du bout de son fouet les remparts et les clochers lointains de la ville.
Fontenay-le-Comte était aux mains des partisans. Mais Angélique ne se souciait pas qu'on reconnût, en cette paysanne venue jusqu'à la ville pour y abandonner son enfant, celle qu'on appelait la Révoltée du Poitou et dont les décisions avaient fait loi auprès des grands bourgeois de Fontenay lorsqu'elle s'y était rendue, à la Noël. Elle attendrait la nuit pour y pénétrer.
Au creux de son bras, la tête ronde du nouveau-né lui pesait comme du plomb. Elle avançait avec peine. Ses nerfs étaient à bout. L'envie d'interrompre ce cri lancinant, d'interrompre cette vie la tourmentait. L'envie de supprimer, d'effacer ce qui avait été. Elle dut s'arrêter, effrayée d'elle-même.
« Il faudrait prier », se dit-elle.
Mais elle ne pouvait plus. Dieu était un être disparu et elle se demandait parfois avec terreur si elle ne le haïssait pas. Lui aussi.
Elle reprit sa marche vers la ville que bleuissait le crépuscule.
Sous les remparts, elle hésita longtemps et rôda comme l'animal des bois qu'effraie l'animation citadine.
Quand elle vit les gens du guet se préparer à fermer les portes elle se décida et glissa dans la ville par la poterne de la Tour du Blé. Dans les ruelles étroites, les habitants vaquaient encore à leurs occupations. On prenait plaisir à respirer l'air parfumé de ce beau printemps si vite venu, en récompense de tant de sacrifices. Les gens n'avaient pas l'air pressés de rentrer chez eux et s'interpellaient gaiement au seuil de leurs boutiques.
Angélique savait que le Bureau des Enfants Assistés se trouvait sur la place du Pilori, près de l'hôtel de ville. Le nombre des enfants déposés était si grand que les couvents ne suffisaient pas à les recueillir et qu'au temps de Monsieur Vincent on avait créé des œuvres civiles. La Couche de Fontenay était un ancien entrepôt de grains du Moyen Age, transformé en hospice. Sa façade aux poutrelles apparentes était tout ornée de statues de bois. Angélique n'osa pas s'approcher et s'écarta, gênée d'attirer les regards des commères à cause des cris de l'enfant. Elle rôda dans les ruelles avoisinantes afin d'attendre la nuit plus profonde et déserte. Elle découvrit ainsi, sur l'arrière du bâtiment, ce qu'elle cherchait : le « tour ».
La charité publique l'avait placé dans une ruelle obscure et non passante, pour couvrir la honte des malheureuses qui s'en approcheraient. Il n'y avait là d'autre lumière qu'une petite veilleuse à huile, placée à côté d'une statuette de l'Enfant Jésus, au-dessus du « tour ». À l'intérieur, on trouvait un peu de paille. Angélique y déposa l'enfant. Puis elle tira la chaîne d'une cloche placée sur la droite, et qui résonna longuement.
Elle se recula et se tint de l'autre côté de la ruelle, dissimulée par les ténèbres. Elle tremblait comme une feuille. Il lui semblait que les cris de l'enfant allaient ameuter tout le voisinage.
Enfin, quelque chose grinça derrière le vantail. Le « tour » se mit en mouvement et, peu à peu les vagissements du nouveau-né s'assourdirent, s'éteignirent. Angélique se laissa aller contre le mur. Elle était sur le point de défaillir. Ce qu'elle éprouvait, c'était surtout un soulagement inexprimable, mais aussi une détresse immense qui la ramenait à plusieurs années en arrière. Cet épisode de sa vie lui avait rappelé de façon poignante l'atmosphère sordide de la cour des Miracles qu'elle s'était juré de ne plus jamais revivre. La vie n'est-elle qu'une ronde infernale qui vous ramène d'un point à l'autre ?
Elle quitta la ruelle à pas lents. Elle s'efforçait de redresser la tête. Il fallait oublier. Il fallait échapper à la solitude des femmes meurtries par le péché, dans les rues de la ville, échapper à l'anonymat dont il la recouvrait.
Elle fouettait son orgueil : « Tu es Angélique du Plessis-Bellière, tu es celle qui tient la province en rébellion contre le Roi. »
Chapitre 6
La chapelle Saint-Honoré, édifiée pour rassurer les voyageurs, était à l'image des lieux qu'elle gardait : sombre comme une caverne, trapue comme un chêne, revêtue d'une exubérance animale et sylvestre par le grouillement de ses statues ornant la façade, où l'on voyait, sous des clochetons hérissés comme des buissons d'épines, des personnages à longues barbes et aux yeux d'escargot étrangler des monstres apocalyptiques.
On la trouvait au sommet d'une longue route déserte et inquiétante parmi les, brandes, aux confins de la Gâtine et du Bocage.
Ce fut là qu'Angélique réunit les principaux chefs conjurés afin de s'entendre avec eux sur les directives de la campagne d'été. Elle réussit une fois de plus à convaincre catholiques et protestants de faire taire leurs querelles dogmatiques pour un bien plus élevé. La victoire ne pouvait s'obtenir qu'au prix de l'entente.
Ils restèrent trois jours dans les hauteurs de la Gâtine allumant des feux le soir, autour de la chapelle Saint-Honoré et dormant sous les chênes, dans la chaleur croissante. Saint Honoré, portant sa tête à deux mains, paraissait les bénir et les catholiques voyaient dans sa protection d'heureux augures pour leurs combats.
Saint Honoré était un brave marchand de bœufs du XIIIème siècle, qui avait été assassiné par des voleurs. Le Berri, dont il était originaire, et le Poitou où il avait été égorgé, s'étaient longtemps disputé ses reliques. Le Poitou avait réussi à garder pour lui la tête du saint commerçant.
Les hommes allèrent tremper leurs armes dans l'eau bénite de la source, qui coulait d'un roc dans une auge de pierre.
Subrepticement Angélique venait y tremper son voile pour rafraîchir son front brûlant. La fièvre martelait ses tempes et rendait son regard anormalement brillant. Malgré les médications de la sorcière, elle se remettait mal de son accouchement clandestin.
Sitôt revenue de Fontenay-le-Comte, elle avait voulu partir pour la Gâtine. Elle voulait nier ce qui s'était passé mais la nature était là pour lui rappeler la malédiction d'Ève que Dieu marqua dans son corps.
C'était surtout la nuit qu'elle souffrait. Dans l'abandon du sommeil, la surexcitation de la guerre et de la vengeance la quittait et elle retrouvait, à l'arrière-plan de son être, un malaise désespérant et elle recommençait à entendre les vagissements d'un enfant nouveau-né.
Une nuit, saint Honoré lui apparut, tenant sa tête dans ses mains : « Qu'as-tu fait de l'enfant ? lui dit-il. Va la chercher avant qu'elle ne meure... »
Angélique s'éveilla dans la bruyère, saint Honoré était toujours là, au portail de la chapelle. L'aube se levait. Il faisait froid et, pourtant, elle ruisselait de sueur. Tout son corps était douloureux. Elle se leva pour aller vers la fontaine, y boire et s'y rafraîchir :
« Quand mon lait sera tari, je cesserai de penser à l'enfant », se dit-elle.
Vers le milieu de la matinée, les guetteurs annoncèrent un équipage qui montait la route en lacet.
Ils n'avaient vu passer jusqu'alors qu'un cavalier, un marchand sans doute, fort effrayé de l'endroit désertique et qui avait pris le galop dès qu'il avait distingué, entre les troncs, des silhouettes suspectes.
Les partisans s'égaillèrent sous les arbres mais les vestiges de leur campement étaient trop évidents et Angélique envoya Martin Genêt et quelques paysans arrêter l'équipage lorsqu'il parviendrait au sommet de la côte. Il fallait se méfier des voyageurs qui, passant d'une région à l'autre, pourraient ne pas avoir de scrupules à signaler, contre prix d'or, les mouvements des révoltés aux soldats royaux cantonnés aux abords.